Le Firmament de Lucy Kirkwood par Chloé Dabert
La rage des femmes avant l’émancipation

Mars 1759, à la frontière entre le Norfolk et le Suffolk, en pleine Angleterre rurale. Alors que tout le pays attend la comète de Halley en regardant le ciel - le Firmament -, rêve d’un avenir plus heureux, Sally Poppy, jeune domestique de 21 ans, est condamnée à être pendue pour meurtre.
Elle prétend être enceinte : douze matrones sont dessaisies de leurs tâches ménagères pour former un jury populaire qui décidera de la vie de la jeune femme : la prévenue, dit-elle la vérité ou essaie-t-elle simplement d’échapper à la potence ?
Ces femmes sont de condition sociale diverse, et vaquent ordinairement à d’autres tâches – polir de l’étain, savonner les cols de chemise du mari, porter des seaux d’eau sur une palanche, réparer une robe à la lueur d’une bougie, changer un bébé qui hurle, récurer un sol avec du sable et des brosses, balayer encore avec un ballet de brindilles, utiliser une pierre à lisser pour défroisser le linge, battre un tapis…
Toutes, successivement à l’écran, apparaissent en solo, accomplissant humblement et naturellement leur domesticité. Et ce sont de beaux tableaux d’époque – portraits ruraux en pied animés -, d’autant que les atours et les tenues seyantes et claires de la gent féminine sont dignes d’une véritable reconstitution historique de cinéma.
Visions de femmes – bonnets et corsets - réduites à leurs tâches ancillaires. Pour l’occasion, d’un enfermement à l’autre, elles seront isolées dans une chambre obscure du palais de justice – espace scénique paradoxalement blanc et lumineux qui met à distance les conditions de retrait de ces figures, « sans viande, sans boisson, sans feu et sans bougie ». Elles décident ainsi d’une vie ou d’une mort.
Seul homme parmi elles et qui doit se taire expressément, un huissier de justice.
A l’extérieur, la foule réclame un sang qu’elle obtiendra, du fait, entre autres, d’un élément de la gent masculine. Et chaque fois que l’une des femmes ouvre la fenêtre, une rumeur grondante – violence et menace – pénètre le huis-clos protégé.
Mais à l’intérieur, les matrones se livrent à un combat acharné, où le diable n’est jamais loin. « Entre magie noire, inspiration gothique et réalisme social, Lucy Kirkwood déploie une fresque politique acérée aux accents contemporains, où se côtoient rapports de classe, patriarcat et peine capitale. » (Quatrième de couverture).
Seule la sage-femme, Elizabeth Luke, s’attache à défendre l’accusée que double une image énigmatique et infernale de sorcière incarnée. Elizabeth est consciente de ce pouvoir décisionnaire exceptionnel accordé à ses compagnes et à elle-même.
Dans Le Firmament de Lucy Kirkwood, le fonctionnement dramaturgique est comparable à celui de Douze Hommes en colère de Reginald Rose, sinon qu’il est entièrement féminin, cette fois.
Pour la metteuse en scène Chloé Dabert, directrice de La Comédie – CDN de Reims -, la pièce de l’autrice et scénariste anglaise Lucy Kirkwood résonne avec notre contemporanéité - la justice, le déterminisme, le passé colonial, le patriarcat, la place des femmes et de leur corps, les tabous sur la maternité, la bonne conscience de la classe dominante, la haine du peuple envers les plus riches, le nationalisme…
Et les hommes n’en mènent pas large sur le plateau, des intrus plutôt négligeables.
Or, la langue de Lucy Kirkwood – nouvelle écriture scénaristique des séries TV et cinéma -, aussi vive et vivante soit-elle, tonique et efficace, ne résonne pas, quant à elle, avec la profondeur symbolique théâtrale attendue sur un plateau– distance et recul, importance des échos et des images, pour la mise en perspective d’une vision du monde, et l’échange vu comme un jeu réfléchi et une posture ludique existentielle.
Restent des dialogues de faux parler vrai -« Putain !... Merde alors ! » dont il ne faut pas abuser sur la scène qui n’a pas pour but d’exposer cette fausse vraie vie mais sa transposition. Ces points de vue, ces échanges pourraient durer sans jamais saillir.
Malgré tout, de beaux morceaux de bravoure individuels – notamment, ceux de la sage-femme, remarquablement incarnée par Bénédicte Cerutti. Et toutes les comédiennes avec elles, sont pleines de vaillance – Marie-Armelle Deguy, Océane Mozas et les autres figures/figurantes ensemble, et Andréa El Hazan, l’accusée.
Le public est enthousiaste, notamment les jeunes générations prises par le suspens et les tensions fabriquées de l’enquête policière qui leur sont plaisants– l’attente de petites résolutions de la fable en cours qui ne font que s’accumuler en éloignant toujours davantage le dénouement … cruel.
Un spectacle à la fois intéressant et quelque peu décevant avec un chœur talentueux d’actrices.
Le Firmament de Lucy Kirkwood, traduit par Louise Bartlett, éditions de L’Arche, mise en scène de Chloé Dabert, scénographie, réalisation Pierre Nouvel, création costumes Marie La Rocca, création lumière Nicolas Marie, création son Lucas Lelièvre. Avec Elsa Agnès, Sélène Assaf, Coline Barthélémy, Sarah Calcine, Bénédicte Cerutti, Gwenaëlle David, Brigitte Dedry, Marie-Armelle Deguy, Olivier Dupuy, Andréa El Azan, Sébastien Eveno, Aurore Fattier, Asma Messaoudene, Océane Mozas, Léa Schweitzer, Arthur Verret. Du 28 septembre au 8 octobre 2022 à 20h au CENTQUATRE-PARIS. Du 14 au 20 octobre 2022 (relâches les 16 et 17 octobre) à La Comédie – CDN de Reims. Du 9 au 19 novembre 2022 (relâche le 15 novembre) au Théâtre Gérard Philipe, CDN Saint-Denis. Le 1er décembre 2022, au Parvis, Scène nationale de Tarbes. Les 10 et 11 janvier 2023 à la Scène nationale du Sud-Aquitain, Bayonne. Les 25 et 26 janvier 2023 Le Quai – CDN d’Angers Pays de la Loire. Les 2 et 3 février 2023 à L’Espace des Arts, Scène nationale de Chalon-sur-Saône. Les 8 et 9 février à la Comédie de Caen – Centre dramatique national de Normandie. Les 1er et 2 mars 2023, à la Comédie de Valence – CDN Drôme Ardèche. Les 22 et 23 mars 2023, à la Comédie de Colmar –CDN Grand Est Alsace.
Crédit photo : Victor Tonelli