La Place d’Annie Ernaux
Lauriane Mitchell donne vie au roman d’Annie Ernaux porté à la scène par Hugo Roux
En portant à la scène La Place, roman autobiographique et livre fondateur d’Annie Ernaux (1983), Hugo Roux veut donner corps et voix à une femme qui accomplit un voyage. Ou plutôt un passage d’une classe sociale à une autre, de la culture paysanne et ouvrière dont elle est issue à celle d’une bourgeoisie citadine qu’elle va rejoindre, et se perçoit comme « une transfuge de classe ». Ce procédé de l’actrice-narratrice, le jeune metteur en scène l’a déjà mis en œuvre, avec sa compagnie Demain dès l’aube, dans l’adaptation de Leurs enfants après eux, le livre de Nicolas Mathieu, en 2021, avec la même actrice Lauriane Mitchell. Celle-ci donne un maximum de vivacité et de justesse au récit qui n’est pas une simple lecture mais une évocation très riche d’un monde disparu. Avec la part d’émotion que cela soulève.
L’idée de voyage, dans le temps mais aussi dans l’espace, c’est ce qu’évoquent les montagnes de valises accumulées sur la scène et que la narratrice adulte, qui rend visite à ses parents, assise sur un banc de quai de gare, ouvre les unes après les autres. Opération qui fait ressurgir de sa mémoire des épisodes de sa jeunesse, un peu comme la petite madeleine de Proust. De ces valises, elle extrait toute sorte d’objets (lettres, photos, lampe, combiné de vieux téléphone...) comme autant de témoins du passé familial. Avec, à chaque fois, une pluie de petits bouts de papier journal qui, selon le metteur en scène, symbolisent le lien de lecture qui unit le père et la fille : il lit assidument le quotidien Paris Normandie de A à Z, elle dévore Proust et Mauriac.
Rite de passage
Le récit de ce voyage à caractère quasiment ethnologique commence par celui du rite de passage : l’examen du Capes, couronnement d’années d’études supérieures qui ouvre les portes d’une carrière d’enseignante et, par-là, d’une autre classe sociale. On s’associe à l’angoisse de la jeune fille attendant le verdict de ses maîtres après l’épreuve. Et à son soulagement à l’annonce du résultat positif, ainsi que la joie et la fierté des parents à voir leur fille échapper à leur condition. Ce passage, l’autrice le résume par cette formule : « J’ai glissé dans cette moitié du monde pour laquelle l’autre n’est qu’un décor ».
Le récit a pour personnage central le père de l’autrice, qu’elle s’attache à peindre avec une acuité colorée de tendresse. D’abord garçon de ferme, puis ouvrier, puis petit commerçant dans un bourg de Normandie, l’homme accomplit sa propre ascension sociale en gardant, à chaque étape de son voyage, les stigmates de la précédente. Pour lui, le mot culture restera toujours associé au travail de la terre, sans aucune dimension spirituelle. De même, il dira de sa fille qui obtient de bons résultats à l’école : « elle apprend bien », et non pas « elle travaille bien » car le travail, pour lui, ne peut être que manuel.
L’évocation de la vie quotidienne dans le café-épicerie familial où grandit la jeune fille réveille tout un milieu disparu. Un monde où chacun est connu de tous et où l’arrivée d’inconnus fait toujours événement. Ainsi le père de la jeune fille s’attache à faire honneur aux copines de lycée qu’elle invite pendant les vacances. Contrairement aux familles bourgeoises des copines en question, qui l’accueillent tout naturellement, sans rien changer à leurs habitudes.
L’actrice fait ressortir toute la finesse de ces observations et les qualités d’une écriture qu’Annie Ernaux voulait la plus « plate » possible, « sans aucune complicité avec le lecteur cultivé », et qui n’en est pas moins extrêmement brillante.
Théâtre de Belleville jusqu’au 29 avril, Mer. et Jeu. à 21h15, Ven. et Sam. A 19h15. Durée 1h. www.theatredebelleville.com
Avec Lauriane Mitchell. Mise en scène Hugo Roux. Scénographie et costumes : Alex Costantino. Lumières : Lou Morel Administration : Marion Berthet.
Tournée du 15 au 17 mai 2023, à la Maison des Arts du Léman, Thonon-les-Bains.
Photo Yannick Perrin