La Fuite ! de Boulgakov
Le spleen d’une armée en déroute
Méconnue en France, créée à Moscou bien après la mort de l’auteur, La Fuite ! est une pièce fleuve où Boulgakov a mis beaucoup d’éléments concernant ses proches et sa famille. C’est, avant tout, un tableau historique vu au rebours des transcriptions officielles du camp soviétique. En 1917, des forces fidèles au tsar résistent aux révolutionnaires. On pense généralement que les révolution d’octobre 1917 emporta tout sur son passage. Mais l’armée « blanche » ne laissa pas l’armée « rouge » s’emparer du pays sans défendre certaines poches du territoire et la population qui lui restait fidèle. Trois ans furent nécessaires aux révolutionnaires pour que leur victoire fût définitive. Dans la fresque dramatique de Boulgakov, les troupes loyalistes sont déjà marquées par la défaite. En 1920, elles ont dû descendre jusqu’aux alentours de Sébastopol. C’est dans la ville de la Crimée que se passe la plupart de scènes. Les officiers se débattent avec une énergie désespérée, des femmes passionnées les rejoignent et composent des groupes de vaincus survivant avec noblesse dans la déroute.
Boulgakov a-t-il composé son texte en huit « songes », comme l’est le spectacle de Macha Makeïeff ? C’est le terme employé par le metteur en scène, sans qu’on sache si c’est celui de l’auteur. Macha Makeïeff s’est projetée dans cette œuvre car elle descend de ces émigrés qui ont fui la Russie au début du XXe siècle. Elle se représente même dans la personne d’une petite fille qui accompagne les personnages et les mouvements sans dire un mot : cela participe à ce principe onirique proclamé. D’où que vienne cette idée de songe, les tableaux qui se succèdent ne sont pas, cependant, totalement rêvés. Ils sont volontiers satiriques et sans complaisance pour ces militaires dépassés par les événements. La première partie est même assez confuse, on ne comprend pas quelle vision de ces épisodes le spectacle veut nous donner. Heureusement, tout se solidifie, prend forme dans la seconde moitié, en même temps que la communauté de ces gens éparpillés se resserre et dégage une émotion bien plus forte. Les décors de Macha Makeïeff (qui a tout fait, de l’adaptation à partir d’on ne sait quelle traduction, à la scénographie et aux costumes) évoluent eux aussi très bien : de verrières mobiles derrière lesquelles se discernent les bureaux de l’état-major ils deviennent des boîtes figurant des chambres superposées où circulent horizontalement et verticalement les états d’âme : c’est une très belle composition plastique en mouvement. Avec le jeu nerveux ou sensible de Karyl Elgrichi, Vanessa Fonte, Vincent Winterhalter, Pascal Rénéric, Pierre Hancisse, Sylvain Glaumé, la soirée finit par flamboyer. Le feuilleton est long, plus clair, plus intense dans ses développements surgissant à mi-course puis jusqu’à la conclusion. C’est, de toute façon, un événement que soit montée, avec cette belle imagination esthétique, une pièce ignorée de cette ampleur.
La Fuite !, pièce en quatre actes de Mikhaïl Boulgakov, adaptation, mise en scène, décor et costumes de Macha Makeïeff, lumières de Jean Bellorini, avec la complicité d’Angelin Preljocaj, avec Pascal Rénéric, Vanessa Fonte, Vincent Winterhalter, Thomas Morris, Geoffroy Rondeau, Alain Fromager, Pierre Hancisse, Sylvain Levitte, Samuel Glaumé, Karyll Elgrichi, Emilie Pictet... et une petite fille.
Théâtre Gérard Philipe– Centre Dramatique national de Saint-Denis, tél. : 01 48 13 70 00, jusqu’au 16 décembre : 21 > 22 décembre Théâtre Liberté à Toulon. 9 > 13 janvier Les Célestins à Lyon. 19 > 20 janvier Le Quai à Angers. (Durée : 3 heures, entracte compris).
Photo Pascal Victor.