Au Théâtre de la cité internationale jusqu’au 5 février 2024

La Brande par Alice Vannier et Marie Menechi

Les fous et les normopathes

La Brande par Alice Vannier et Marie Menechi

Concevoir un spectacle sur la psychothérapie institutionnelle relève du défi, aussi bien parce que le sujet n’est guère populaire que pour la difficulté à faire théâtre avec un tel projet sans tomber dans le didactisme. Mais Alice Vannier n’a pas froid aux yeux. Il faut dire que ce n’est pas la première fois qu’elle s’aventure hors théâtre, En réalités (2018), d’après La misère du monde de Pierre Bourdieu, lui a valu quelques récompenses.
Alice Vannier et sa complice d’écriture Marie Menechi ont élaboré une trame soumise à l’improvisation des comédiens puis alimentée par un stage à La Borde, l’institution phare de la psychothérapie institutionnelle, fondée en 1953 par le psychiatre Jean Oury — rejoint entre autres par Félix Guattari — à la suite de son expérience auprès du psychiatre François Tosquelles juste après la guerre à Saint-Alban en Lozère, institution mère si l’on peut dire. Ce mouvement défendait l’idée formulée par Oury que « soigner les malades sans soigner l’hôpital, c’est de la folie ». Le point de vue était médical, sociologique et politique. Sachant que les pensionnaires sont des psychotiques qui n’ont que très peu de chances de retourner dans la vie réelle, il s’agissait de changer la relation soignant/soigné, de considérer les patients comme des sujets et non comme des objets de soin, de favoriser les échanges et les projets communs. Et surtout concevoir une structure évolutive, un cadre souple pour accueillir « des gens qui ne demandent pas à être accueillis » et oublier l’idée de les amener à être comme tout le monde. Les ateliers thérapeutiques sont le moteur de tels lieux de vie (musique, poterie, cinéma, théâtre, etc). Il est de tradition que lors de la fête de fin d’année, un spectacle soit donné en public avec restauration en sus.
Lors de son stage, Alice Vannier a participé à la préparation de cette fête et de la représentation de Comme il vous plaira de Shakespeare. Elle a construit son spectacle sur ce moment clé de la vie en institution et réussi l’alchimie parfaite entre la théorie et la réalité, trouvé le bon équilibre entre de courtes réunions de travail, la vie quotidienne et ses aspérités, des scènes de répétition de la pièce qui met en abîme le propos avec cette histoire de bannissement, d’exil dans la forêt que Michel, un pensionnaire, commente : « Déboussolées, déboussolées, les répliques ! Et c’est intéressant parce que ça parle. Les gens ils ont été bannis, enfin ils ont été rejetés par la société, et là il se retrouvent dans cette forêt et ils peuvent vivre ensemble, comme si... enfin ils sont pas jugés, même s’ils ont pas les bonnes manières, parce qu’ils ont pas les manières de la Cour, mais ils refont une société. »
Des feuilles mortes jonchent le sol, des branches d’arbres dépassent des toits, la création théâtrale est omniprésente au cœur de l’institution, ça rentre, ça sort, ça fume comme des pompiers (on est dans les années 60), ça circule, surtout ça circule, rien de figé. Les comédiens, tous exceptionnels, sont chacun plusieurs : alternativement soignant et soigné (le glissement à vue de l’un à l’autre est subtil et émouvant), et incarnent un personnage shakespearien.
Les dialogues sont très bien écrits, le travail minutieux sur le son et les lumières traduit l’atmosphère, la vie qui bruit hors champ. On est de plain-pied avec ce petit monde qui pourrait ressembler à une communauté tant toute hiérarchie semble abolie. Entre malaise et attendrissement, on rit aux discours intellos des psy qui rêvent de faire advenir leur utopie, comme aux délires des patients, aux escarmouches, au burn out de celle-ci, à la colère de celui-là, et tout à coup surgit la question qui tue : « qu’est-ce que je fous là » dit Michel : « J’ai pas eu à me forcer pour me poser cette question. J’ai dû me la poser en naissant. En obstétrique, ça existe, le terme, on dit qu’il y a des bébés qui naissent étonnés ». Michel vit au ralenti, fatigué par une perpétuelle agitation intérieure, il se plaint que le temps passe trop vite et freine les gens qui lui donnent le tournis. Maurice, lui, marche enroulé sur lui-même et marmonne plus qu’il ne parle. N’empêche qu’il fera une déclaration finale très politique sur l’avenir sombre de la psychiatrie qui menace de remonter les murs que la psychiatrie institutionnelle a tenté d’abattre. Pickpocket et poète, il offre des poèmes pour recevoir de l’affection. Blanche travaille aux costumes du spectacle, elle passe ses journées à déchirer des lambeaux de tissus, à s’enthousiasmer pour une bagatelle pour aussitôt fondre en larmes. Quand elle ne dort pas, Denise joue du piano ou fait du théâtre tandis que Christian le petit nouveau parano et photographe commente sa mélancolie. Certains se confient, racontent leur parcours, les expériences dans les asiles où on enferme les fous, les sentiments de culpabilité dévastateurs, le profond désarroi, toujours un pied dans le réel, ou au moins un orteil, et c’est peut-être pire que d’être totalement à l’ouest. Mais heureusement Shakespeare est là. En conclusion de sa comédie, le dramaturge enjoint à tous de danser, ce qu’ils font à fond sur une musique d’Elvis Presley et une chorégraphie inspirée de Pina Bausch.
Ce spectacle, attentif à chaque détail avec la prévenance qu’on accorderait à une personne fragile, alerte sur la misère de l’hôpital en perte d’humanité. Il est urgent de sanctuariser cette utopie agonisante avant qu’elle ne meure définitivement sous les coups de boutoir des injonctions de rentabilité.

La Brande. Ecriture collective. Mise en scène Alice Vannier. Collaboratrice à la mise en scène et à la dramaturgie, Marie Menechi. Scénographie, Lucie Auclair. Création lumière, Clément Soumy. Création son, Robert Benz. Régie son Nicolas Hadot . Costumes Léa Emonet. Avec Anna Bouguereau, Margaux Grilleau, Adrien Guiraud, Simon Terrenoire, Sacha Ribeiro et Judith Zins. A Paris, Au Théâtre de la cité internationale jusqu’au 5 février 2024. Durée : 2h20.
© Luc Jacquin

A propos de l'auteur
Corinne Denailles
Corinne Denailles

Professeur de lettres ; a travaille dans le secteur de l’édition pédagogique dans le cadre de l’Education nationale. A collaboré comme critique théâtrale à divers journaux (Politis, Passage, Journal du théâtre, Zurban) et revue (Du théâtre,...

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