L’Odyssée. Une histoire pour Hollywood

Krzysztof Warlikowski entremêle le récit des aventures d’Ulysse à celui de héros de la Shoah dans un puzzle scénique très riche.

L'Odyssée. Une histoire pour Hollywood

Au centre : une grande cage poussée par un homme nu (Sisyphe ???) sur des rails qui traversent le plateau. Avec les vidéos projetées sur le fond de scène, on retrouve bien dans le dernier spectacle de Krzysztof Warlikowski, L’Odyssée. Une histoire pour Hollywood, au Théâtre de la Colline, sa scénographie fétiche et ses obsessions. Sauf que cette fois, la cage n’est pas de verre mais grillagée et qu’elle abrite tour à tour des personnages imaginaires, mythiques, et d’autres historiques, bien réels. Les uns et les autres ont un récit à faire de leur histoire extraordinaire. Récits de souffrances inouïes et de survies miraculeuses qui peuplent cette superproduction en polonais, surtitrée en français et en anglais.

Les vidéos annoncent les scansions de la pièce. Avec des séquences filmées qui se reproduisent sur scène, comme si les personnages étaient sortis de l’écran pour accentuer la confusion entre réalité et fiction. Pour leurs protagonistes, ces récits ont des allures d’exploits, mines d’or pour l’industrie du rêve, à Hollywood. Mais le cinéma est-il le medium le plus approprié pour retracer ces destinées ? C’est toute la question posée par ce spectacle-puzzle très écrit, formidablement incarné par la troupe du Nowy Teatr de Varsovie dirigée par Warlikowski.

Ce puzzle aux dimensions gigantesques dans le temps comme dans l’espace ne commence à livrer tout son sens qu’une fois le rideau retombé. Avec une fin qui marque le début d’un retour dans le temps intérieur de la mémoire et de la culture européennes, bien au-delà de la durée du spectacle, de près de quatre heures décomptées par l’horloge électronique à gauche de la scène.

Fonctionnant sur le mode des associations libres, du moins en apparence, la pièce met en miroir deux récits principaux et d’autres qui y sont plus ou moins étroitement liés. Récits qui reviennent de loin en loin, par bribes, au fil de la narration et s’entrelacent sans chronologie mais selon une cadence bien balancée. Récits d’errances sans fin des personnages qui cherchent la porte d’accès à l’immortalité.

Les stratégies de séduction de Calypso

Récit premier : celui d’Ulysse qui au terme de son incroyable Odyssée revient au logis et reçoit un accueil glacial de sa femme et de ses enfants, le fils né de Pénélope, et d’autres, de Circé ou de Calypso, les relations divergent sur ce point. Or le brillant héros n’est plus qu’un vieillard fatigué (joué par l’émouvant Stanislaw Brudny, quatre-vingt-douze ans) qui n’a d’autre ressource que de narrer et revivre les épisodes les plus glorieux de son périple. Sa lutte avec le Cyclope, et aussi et surtout les stratégies de séduction les plus grossières de la déesse/nymphe Calypso, qui lui promet rien moins que l’éternité pourvu qu’il reste auprès d’elle. Ce qu’il refuse comme à regret.

Récit second, à l’autre bout de l’histoire occidentale : l’incroyable destinée d’Izolda Regensberg, Juive polonaise qui durant la Seconde Guerre mondiale provoqua elle-même sa déportation pour retrouver son mari détenu en Autriche, à Mauthausen, et le faire évader. Cette histoire on ne la connaît que par la relation qu’en a faite, des années plus tard, la romancière et scénariste polonaise Hanna Krall qui en a tiré deux livres Le Roi de cœur et Roman pour Hollywood. Livres qu’elle a écrits à la demande expresse d’Izolda qui finissait ses jours en Israël. Mais les récits de la romancière ne l’ont jamais satisfaite, elle qui rêvait de voir ses péripéties portées à l’écran dans un grand film en technicolor avec, dans son rôle, sa vedette favorite Elizabeth Taylor qui immortaliserait son histoire.

Se pose alors la question de la forme qui serait la plus appropriée pour porter pareil récit à l’écran. C’est le sujet d’une rencontre au sommet organisée à Hollywood entre Izolda, Elizabeth Taylor (vibrionnante Magdalena Cielecka), le metteur en scène pressenti Roman Polanski (auteur du film oscarisé sur la Shoah « Le Pianiste ») et le producteur Robert Ewans, avide de sensations fortes. Projet qui restera lettre morte tant les attentes des un(e)s et des autres sont divergentes.

Sur la manière de raconter un épisode de la Shoah - autant dire exprimer l’indicible - quelqu’un a son mot à dire puisque c’est lui qui en a inventé le principe, c’est Claude Lanzmann. Celui-ci ne tarde pas à intervenir sur scène et expliciter son concept de « documentaire/fiction ». Concept illustré par la projection de la fameuse et terrible séquence de Shoah avec le témoignage mis en scène d’Abe, le coiffeur du camp de Treblinka, chargé de tondre ses parentes et amies avant la chambre à gaz.

Et puis il y aussi, plus improbables, les retrouvailles entre la philosophe allemande Hannah Arendt, qui a fui l’Allemagne nazie, et son professeur et ancien amant, Martin Heidegger, complice de la dictature, pour un pique-nique insolite dans les montagnes de la Forêt noire, en 1950.

Il faudra encore la résurrection de bien d’autres démons et folies avant que ne surgisse l’archétype du fantôme tel qu’on le trouve dans la tradition juive : Le Dibbouk. Cet esprit malin vient conclure par une note sinon souriante du moins plus légère cette quête d’éternité.

"L’Odyssée. Une histoire pour Hollywood, de Krzysztof Warlikowski", jusqu’au 21 mai 2022 au Théâtre de la Colline, www.colline.fr
Texte : Krzysztof Warlikowski, Piotr Gruszczynski, co-auteur : Adam Radecki. Collaboration : Szczepan Orłowski, Jacek Poniedziałek. Collaboration artistique : Claude Bardouil. Scénographie et costumes : Malgorzata Szczesniak. Dramaturgie : Piotr Gruszczynski en collaboration avec Anna Lewandowska. Musique : Pawel Mykietyn. Lumières : Felice Ross. Vidéo et animations : Kamil Polak
Avec Mariusz Bonaszewski, Stanisław Brudny, Andrzej Chyra, Magdalena Cielecka,
Ewa Dalkowska, Bartosz Gelner, Malgorzata Hajewska-Krzysztofik, Jadwiga Jankowska-Cieslak, Wojciech Kalarus, Marek Kalita, Hiroaki Murakami, Maja Ostaszewska, Jasmina Polak, Jacek Poniedzialek, Magdalena Popławska, Pawel Tomaszewski et Claude Bardouil et à l’image : Maja Komorowska et Krystyna Zachwatowicz-Wajda.

A propos de l'auteur
Noël Tinazzi
Noël Tinazzi

Après des études classiques de lettres (hypokhâgne et khâgne, licence) en ma bonne ville natale de Nancy, j’ai bifurqué vers le journalisme. Non sans avoir pris goût au spectacle vivant au Festival du théâtre universitaire, aux grandes heures de sa...

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