Cenerentola cantina

Au Théâtre des Champs-Élysées, Thomas Engelbrock emmène une Cenerentola pleine d’allant que n’asphyxie aucun pseudo-message édifiant.

Cenerentola cantina

LA CENERENTOLA, PLUS PEUT-ÊTRE que l’irrésistible Italiana in Algeri, fait partie de ces ouvrages de Rossini qui mêlent constamment la mélancolie au burlesque. L’intitulé « dramma giocoso » (drame joyeux !), qui est aussi celui du Don Giovanni de Mozart, nous rappelle l’esprit de cet ouvrage inspiré, où les malheurs de la malheureuse Angelina (celle qu’on appelle Cenerentola) peuvent passer inaperçus, si l’on n’y prend pas garde, tellement la musique de Rossini est brillante du début à la fin.

La mise en scène de Damiano Michieletto, que certains ont pu voir au Semperoper de Dresde et que reprend le Théâtre des Champs-Élysées, joue la carte de l’intrigue imaginée par le librettiste Jacopo Ferretti, dont elle souligne les ressorts sans chercher un quelconque alibi à la mode ni nous imposer des vidéos qui finiraient par étouffer la musique. Victime de l’arbitraire de son père (et de ses sœurs), Angelina finit par triompher grâce à l’amour d’un prince et à un jeu de travestissement auquel se prêtent ledit prince et son domestique Dandini, vrais-faux complices à la manière de Don Giovanni et Leporello.

Femmes émoustillées

Il y a aussi le personnage étrange d’Alidoro, précepteur du prince, qui chez Michieletto descend joliment des nuages au cours de l’ouverture, puis se fait tantôt mendiant, tantôt facteur, tantôt maître de cérémonie ; mais à vouloir en faire le manipulateur de l’histoire, même quand il ne chante pas, Damiano Michieletto lui fait exécuter quelques pantomimes superflues.

L’action se déroule en grande partie dans une cantine, avec ses plateaux et son mobilier de formica. La transposition fonctionne à peu près bien, même si l’on peut difficilement s’empêcher de sourire lorsqu’Angelina s’exclame « Presso al fueco in un cantone via lascatemi cantar » (« Laissez-moi chanter en paix au coin du feu ») à côté d’un four à micro-ondes. Mais les chanteurs se déplacent avec bonheur et efficacité sur la scène, et Damiano Michieletto s’essaye par ailleurs à quelques gags avec le chœur : il déguise les hommes en femmes émoustillées au moment où arrive le prince Don Ramiro (le chœur ne comprend aucune voix féminine), il les perce de flèches amoureuses lors de la réception chez le prince quand apparaît tout à coup Angelina. Le décor lui-même, qui se lève pour figurer un vaste appartement, conserve quelques éléments de la cantine, au premier étage, permettant la circulation des personnages.

La distribution réunie est dominée par Marina Viotti*, qui malgré un timbre qu’on aimerait plus soyeux, plus sensuel, campe une Angelina très à l’aise, énergique quand il le faut, dont les vocalises et les ornements sont d’une comédienne autant que d’une chanteuse. Et par Alexandros Stavrakakis, Alidoro à la voix de basse à la fois immense et douce, qui étonne dans un pareil contexte vocal.

Insupportables donc parfaites

Alice Rossi et Justyna Ołów (Clorinda et Tisbe, les deux sœurs d’Angelina) sont insupportables donc parfaites, et physiquement complémentaires l’une de l’autre, cependant que Peter Kálmán en Don Magnifico, personnage rendu odieux par le metteur en scène, en fait parfois un peu trop dans ce rôle de parâtre (comme on dit marâtre) impulsif et violent. Edward Nelson est un Dandini élégant, doté d’une belle voix de baryton qu’on aimerait au service d’une technique plus parfaite, mais le Don Ramiro de Levy Sekgapane souffre d’un timbre ingrat et d’un chant conduit de manière mécanique, sans grand souci de l’expression, avec des aigus tirés qui enlèvent une partie du charme qu’a mis Rossini chez ce prince amoureux.

La musique de Rossini a toutefois plus de finesse que la mise en scène de Michieletto. C’est ce que semble nous dire Thomas Engelbrock à la tête de son chœur et de son orchestre Balthasar Neumann, double formation qui aborde cette Cenerentola avec tout le bagage historique et musicologique qu’on attend aujourd’hui. Cordes sans vibrato, petite harmonie pimpante, crescendos très maîtrisés, on tient là une interprétation subtile, plus colorée que giocosa, plus animée que théâtrale. Les interjections incrédules de Tisbe, Clorinda et les autres (« Ma chi è ? », etc.), lors de l’arrivée d’Angelina chez le prince, sont musicalement très drôles, et l’on peut regretter qu’Alidoro se mette à ligoter de ruban adhésif les chanteurs lors du fantasque sextuor du II (« Questo è un nodo avvilupato »), où l’on aimerait se concentrer sur la manière dont l’orchestre et les voix font vivre ce prodigieux ensemble. Mais ne boudons pas notre plaisir : la comédie ne le cède pas au prêchi-prêcha, et c’est déjà beaucoup.

Illustration : le carrosse du prince vient de verser (photo Vincent Pontet)

* Marina Viotti remplacera Marianne Crebassa dans la Carmen donnée le 22 octobre en version de concert au Théâtre des Champs-Élysées.

Rossini : La Cenerentola. Marina Viotti (Angelina), Levy Sekgapane (Don Ramiro), Edward Nelson (Dandini), Peter Kálmán (Don Magnifico), Alice Rossi (Clorinda), Justyna Ołów (Tisbe), Alexandros Stavrakakis (Alidoro) ; Chœur et Orchestre Balthasar Neumann, dir. Thomas Engelbrock. Mise en scène : Damiano Michieletto (reprise par Elisabetta Acella), scénographie : Paolo Fantin, costumes : Agostino Cavalca, lumières : Alessandro Carletti, vidéo : Roland Horvath/rocafilm, chorégraphie : Chiara Vecchi. Théâtre des Champs-Élysées, 11 octobre 2023 (représentations suivantes : 13, 15, 17, 19 octobre).

A propos de l'auteur
Christian Wasselin
Christian Wasselin

Né à Marcq-en-Barœul (ville célébrée par Aragon), Christian Wasselin se partage entre la fiction et la musicographie. On lui doit notamment plusieurs livres consacrés à Berlioz (Berlioz, les deux ailes de l’âme, Gallimard ; Berlioz ou le Voyage...

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