Bernstein à Garnier dans un registre inattendu

Krzysztof Warlikowski fait étinceler A Quiet Place.

Bernstein à Garnier dans un registre inattendu

POUR QUI S’ATTENDAIT À RETROUVER avec A Quiet Place le Bernstein rythmicien, maître de l’élan chorégraphique et de l’efficacité lyrique, l’opéra a pu dérouter. Marqué par une polyphonie complexe, un langage harmonique assez austère et un art de l’éloquence s’apparentant à la « conversation en musique » (comme ont pu l’être en leur temps des œuvres telles que Gianni Schicchi de Puccini ou Capriccio de Strauss), A Quiet Place, œuvre tardive dans la carrière de Bernstein saisit, le temps d’un moment de retrouvailles familiales autour d’une disparition, tout un ensemble de souffrances anciennes et de conflits non exprimés. Le livret (de la plume de Stephen Wadsworth) et l’orchestration ont été adaptés par Garth Edwin Sunderland en 2013.

Cette production de haute volée réunit une équipe de très bons chanteurs, ainsi qu’un chef d’orchestre et un metteur en scène d’exception (Kent Nagano et Krzysztof Warlikowski). L’intimisme de l’action bénéficie sans aucun doute de la présentation de l’opéra au Palais Garnier plutôt qu’à Bastille. La force de l’œuvre tient à sa brièveté, un peu plus d’une heure et demie en quatre actes enchaînés, à la substance de son scénario (la mort brutale d’une mère réunit père, enfants, amants et conjoints dans une série d’échanges qui tournent au règlement de compte puis à la réconciliation) et surtout aux enjeux psychologiques qui la sous-tendent : l’homosexualité non acceptée, la chape de pseudo-normalité d’une famille ordinaire, devenue le moteur de la dépression, puis du suicide de la mère, révélé à la fin de l’opéra par une lettre posthume, alors que sa mort avait été annoncée au prologue comme la conséquence d’un accident de voiture.

Comme des arias

Sur le plan lyrique, Bernstein semble osciller entre une organisation très serrée des motifs mélodiques et rythmiques qui pourrait faire songer à un Berg américanisé, et le déploiement de rares séquences au rythme plus ample, déployant de grandes arches sonores assimilables à de véritables arias. Avec les décors et costumes comme toujours très finement pensés de Małgorzata Szczęśniak, partenaire de longue date du metteur en scène, l’ironie assez féroce qui parcourt le 1er acte, au crématorium, inspire fortement Warlikowski, qui dépeint avec subtilité le mélange de considérations convenues et d’échanges plus personnels qui marquent la scène.

Plus encore que le dévoilement, au long de l’opéra, des sentiments de chacun, des paroles non dites au moment voulu, ou non entendues par qui les attendait, l’œuvre parle d’abord, c’est du moins ce que donne à entendre Warlikowski et c’est bienvenu, du rapport entre la banalité du réel et la violence de ce que vivent les êtres plongés dans cette banalité. Le sentiment d’irréalité et la sensation de vertige que peut susciter la puissance de la vie réelle, empêchant l’épanouissement des élans ou des vies : c’est cela que montrent avec une fascinante subtilité le metteur en scène et sa décoratrice. En cela, ils vont au-delà de la dénonciation par Bernstein de la convention sociale (le désaveu des individus qui s’écartent de la norme, en particulier sexuelle) ou même son évocation du désir de liberté d’une mère de famille prise au piège d’un morne quotidien. Car c’est bien par le jeu des couleurs, des formes, des structurations de la scène et de ses différentes parties, que se dessine une vision.

Apparentes soumisssions

La direction d’acteurs en est bien sûr l’autre volet et, comme toujours lorsqu’il a affaire à des chanteurs acceptant ce jeu-là, Warlikowski excelle à dérouler une à une toutes les subtilités d’un caractère, ou au contraire à en dévoiler d’un coup la violence insoupçonnée après en avoir sciemment accentué les apparentes soumissions. Bien au-delà d’un théâtre psychologique, pourtant, Warlikowski se révèle un maître dans la peinture du surréel. De même que, dans son Iphigénie en Tauride, le dédoublement du rôle-titre en une vieille femme déroulant, enfermée dans une maison de retraite, les épisodes d’une réalité révolue, la présence simultanée, sur la scène de Garnier, de la mère morte (remarquable Johanna Wokalek dans ce rôle muet) et des personnages qui lui survivent suffit à faire naître le sentiment d’étrangeté – et par là, la force théâtrale.

L’un des moments forts de cette mise en scène a été pour moi celui de l’animation des fleurs du jardin de la mère, par le jeu de la vidéo : ici essentielle – véritable moteur du sentiment d’élévation et de l’émotion du metteur en scène comme du spectateur… Comme si la mise en mouvement, en un mécanisme de floraison accélérée, donnait à comprendre, en creux, la violence et la frustration d’une floraison empêchée… Il n’est pas certain que la musique de Bernstein, pour cet opéra, serait seule parvenue à diffuser des affects aussi subtils. Mais avec une mise en scène aussi inspirée, oui, le relai est assuré.

Photo : Bernd Uhlig - Opéra national de Paris

Leonard Bernstein : A Quiet Place. Claudia Boyle (Dede), Frédéric Antoun (François), Gordon Bintner (Junior), Russel Braun (Sam), Colin Judson (Funeral director), Régis Mengus (Bill), Hélène Schneidermann (Susie), Loïc Félix (Analyst), Jean-Luc Ballestra (Doc), Emanuela Pascu (Mrs Doc), Marianne Croux, Ramya Roy, Klup Lee, Niall Anderson (Mourners), Johanna Wokalek (Dinah). Orchestre et chœurs de l’Opéra national de Paris, dir. : Kent Nagano. Mise en scène : Krzysztof Warlikowski. Décors et costumes : Małgorzata Szczęśniak. Palais Garnier : 16 mars 2022.

A propos de l'auteur
Hélène Pierrakos
Hélène Pierrakos

Journaliste et musicologue, Hélène Pierrakos a collaboré avec Le Monde de la Musique, Opéra International, L’Avant-Scène Opéra, Classica, etc. et produit des émissions sur France Musique, France Culture, la Radio Suisse Romande et, depuis 2007 :...

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