Le Trittico de Puccini à l’Opéra Bastille jusqu’au 28 mai
Asmik Grigorian trois fois médaillée
Grâce (notamment) à la présence enthousiasmante d’Asmik Grigorian, le Triptyque de Puccini est l’occasion d’un spectacle mémorable. L’Opéra de Paris devrait nous en offrir plus souvent !
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- 3 mai
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PUCCINI AVAIT UN TEMPS IMAGINÉ composer plusieurs opéras inspirés de la Divine Comédie de Dante : seul Gianni Schicchi, finalement, fut le produit de ce projet initial. À cette partition composée sur un livret de Giovacchino Forzano, le compositeur ajouta Suor Angelica, sur un livret du même Forzano, et Il tabarro, sur des paroles de Giuseppe Adami d’après La Houppelande (en italien : tabarro) de Didier Gold. Ces trois brefs opéras furent créés le 14 décembre 1918 au Metropolitan Opera de New York, avec successivement, ce soir-là, Il tabarro, Suor Angelica et Gianni Schicchi. Il est arrivé depuis lors qu’un ou deux de ces trois titres soit joué séparément, ou en compagnie d’autres ouvrages courts, mais on peut se réjouir que l’Opéra de Paris ait souhaité reprendre le spectacle de Christof Loy, révélé à Salzbourg en 2022, qui se propose de montrer la cohérence qui unit les trois volets du triptyque de Puccini.
Christof Loy s’est souvenu du projet inabouti du compositeur en attribuant à son Trittico un plan dantesque, de l’Enfer au Paradis via le Purgatoire. Pour ce faire, il a modifié l’ordre habituel en plaçant Gianni Schicchi en guise d’introduction et non pas de conclusion. Choix assez peu convaincant, car s’il y a effectivement une rédemption à la fin de Suor Angelica, on ne trouve rien d’infernal dans Schicchi, sauf à partir du principe que la vie sur terre est un enfer ! Et le Tabarro n’indique guère le chemin vers un quelconque paradis à venir. Le choix du metteur en scène prend toutefois sa pertinence si l’on se place du point de vue dramatique et musical, a fortiori si l’on confie le rôle féminin principal des trois ouvrages à la même interprète. Car si Lauretta est assez discrète dans Schicchi (elle brille essentiellement par le délicieux « O mio babbino caro », le seul air du Trittico fait pour être gardé en mémoire), Giorgetta s’impose dramatiquement dans le Tabarro – qui est peut-être le seul opéra délibérément vériste, si ce mot a un sens à l’opéra, que nous a laissé Puccini – et Angelica atteint des sommets de lyrisme à la fin du dernier volet.
Incarnation chavirante
C’est ici qu’il faut applaudir la prestation d’Asmik Grigorian, magnifique de bout en bout dans les trois rôles. Pris lentement, son « Babbino caro » sonne comme une prière et non pas comme un air enjôleur. Dans le volet central, la chanteuse, au moment de son évocation de Belleville, met de la lumière au sein de la lourde atmosphère qui baigne la péniche de Michele. Mais c’est dans Suor Angelica, la voix impeccablement projetée, le chant toujours soigné, qu’elle donne toute sa mesure. D’abord résignée, puis partagée entre la détresse et la rage face à la Zia Principessa d’une Karita Mattila féroce et glaçante à la manière d’une Clytemnestre, enfin possédée au cours de la scène finale, qu’elle vit comme une hallucination, cette Angelica est incarnée avec une intensité chavirante.
La réussite de ce Trittico tient aussi au fait qu’auprès de cette Asmik Grigorian hors pair, les trois distributions sont composées avec soin. Misha Kiria est un Gianni Schicchi rustaud et roublard comme il se doit, Roman Burdenko un Michele moins brutal que tourmenté dans Il tabarro, et chacune des nombreuses nonnes, dans Suor Angelica, a sa couleur et son tempérament. On retrouve bien sûr plusieurs chanteurs d’un volet à l’autre (Dean Power, Theresa Kronthaler, Scott Wilde, Ilanah Lobel-Torres) avec une mention particulière pour le Luigi de Joshua Guerrero, qui ne joue jamais au ténor déboutonné, et surtout pour la triple incarnation d’Enkelejda Shkoza, dont la Zita fellinienne, la Frugola de roman noir façon Quai des brumes et la Suora zelatrice sont du meilleur aloi. On est touché, également, de retrouver Hanna Schwarz, qui fut la Fricka de Boulez et Chéreau à Bayreuth, dans le rôle très épisodique de la Badessa de Suor Angelica.
Faire vivre les ensembles
Dans la fosse, Carlo Rizzi trouve les accents qui conviennent à chacun des trois opéras, même si l’orchestre a tendance à jouer légèrement trop fort au début de Schicchi. Les musiciens sont autant à la fête que les chanteurs, et s’il le faut encore, une pareille soirée montre combien Puccini est un maître des ambiances et des harmonies qui sont elles aussi des couleurs. Il y a là plus de conversation en musique et de récitatifs que d’arias, on l’a dit, mais les surprises et les coups de théâtre instrumentaux participent eux aussi du drame.
La mise en scène de Christof Loy ne cherche pas midi à quatorze heures. Dans Schicchi, le vaste plateau de la Bastille est occupé essentiellement par un lit autour duquel vont et viennent les cousins et autres belles-sœurs dans une joyeuse animation qui rappelle la mise en scène qu’avait imaginée Woody Allen pour l’Opéra de Los Angeles. Christof Loy sait installer et faire vivre des ensembles de personnages, et on sait que Gianni Schicchi, musicalement, n’est qu’un immense ensemble. Sa réussite est la même dans Suor Angelica, dans un décor évidemment différent : les pots de fleurs ont remplacé la table du notaire (car Angelica fabrique des remèdes dont l’un servira à lui donner la mort), la bonhomie du couvent laissant la place à la confrontation qu’on a citée entre Angelica et la Principessa, moment de tension haletant entre deux tempéraments implacables. Quant au Tabarro, il met en scène une péniche, côté cour, qu’une planche relie au quai avec, côté jardin, les degrés d’un escalier métallique vertical qui permet de découper la scène à la manière d’un angle. Il est moins question ici d’ensembles que d’individus, et Christof Loy arrive à traduire l’ennui qui pèse sur ce bord de Seine, la sensualité sans illusion de Giorgetta et la violente détresse d’Il Tinca, qui boit pour oublier sa condition.
On est souvent irrité par les réactions du public qui tousse, qui utilise sans vergogne son téléphone portable, qui applaudit à tout rompre avant la fin d’une coda, mais il faut reconnaître que les acclamations jaillies de la foule, et l’ovation spectaculaire faite à Asmik Grigorian, sont cette fois le signe d’un bonheur et d’une admiration sincères devant l’accomplissement de ce Trittico.
Illustrations, de haut en bas : Suor Angelica, Il tabarro, Gianni Schicchi (photos Guergana Damianova/OnP)
Puccini : Il trittico (Le Triptyque) : Gianni Schicchi, Il tabarro, Suor Angelica.
Avec Asmik Grigorian (Lauretta, Giorgetta, Suor Angelica), Enkelejda Shkoza (Zita, La Frugola, La suora zelatrice), Misha Kiria (Gianni Schicchi), Alexei Neklyudov (Rinuccio), Dean Power (Gherardo, Un venditore di canzonette, Un amante), Lavinia Bini (Nella, Prima cercatrice), Manel Esteve Madrid (Betto), Scott Wilde (Simone, Il Talpa), Iurii Samoilov (Marco), Theresa Kronthaler (La Ciesca, La maestra delle novize), Matteo Peirone (Maestro Spinelloccio), Alejandro Baliñas Vieites (Amantino di Nicolao), Vartan Gabrielian (Pinellino), Luis-Felipe Sousa (Guccio), Roman Burdenko (Michele), Joshua Guerrero (Luigi), Andrea Giovannini (Il Tinca), Ilanah Lobel-Torres (Un amante, Suor Osmina), Karita Mattila (La Zia Principessa), Hanna Schwarz (La Badessa), Margarita Polonskaya (Suor Genovieffa), Lucia Tumminelli (Suor Dolcina), Maria Warenberg (La suor infirmiera), Camille Chopin (Seconda cercatrice), Lisa Chaïb-Auriol (Una novizia), Silga Tīruma (Prima conversa), Sophie van de Woestyne (Seconda conversa).
Mise en scène : Christof Loy ; décors : Étienne Pluss ; costumes : Barbara Drosihn ; lumières : Fabrice Kebour ; Chœurs (dir. Ching-Lien Wu) et Orchestre de l’Opéra national de Paris, dir. Carlo Rizzi.
Opéra Bastille, 2 mai 2025. Représentations suivantes : 6, 9, 13, 16, 19, 22, 25, 28 mai.



