Suréna et Nicomède au Théâtre de la Ville

Brigitte Jaques-Wajeman : Non Corneille n’est pas un raseur !

Suréna et Nicomède au Théâtre de la Ville

A partir du 26 janvier, le Théâtre de la Ville présente en alternance au théâtre des Abbesses : Suréna et Nicomède, deux pièces de Corneille mises en scène par Brigitte Jacques-Wajeman.

L’affiche peut paraître audacieuse, Corneille en effet n’a pas très bonne réputation. Ses vers moulinés sur nos bancs d’école et quelques calamiteuses matinées scolaires en ont fait un raseur pompeux. Le Cid et ses flamboyances, L’Illusion Comique, cet « étrange monstre » qui fricote avec l’être et le paraître, passe encore, mais ses pièces romaines peuplées de héros bardés de victoires et pétris d’honneur et auxquelles appartiennent Suréna et Nicomède, quelle idée ! Certes, Brigitte Jaques-Wajeman, n’est pas du genre à se pousser du col, pourtant, elle aurait beau jeu de nous faire remarquer qu’il y a beau temps déjà, de La Mort de Pompée (1985) à Nicomède justement (2008), en passant pas Sophonisbe ou encore Horace et Sertorius, mais aussi La Place Royale, L’Illusion Comique et Le Cid, qu’elle a fait la preuve par spectacles interposés que non seulement Corneille n’est pas un raseur, mais que ses alexandrins, loin de ronronner, sont les atours d’un auteur lucide et perspicace, dont le théâtre plus fantaisiste et nuancé qu’il n’y paraît, tisse tout ensemble palpitations amoureuses et soif du pouvoir. Deux thèmes singulièrement à l’œuvre dans Suréna et Nicomède. Toutes deux, l’une habillée de tragédie, l’autre de comédie « nous interrogent sur la violence du pouvoir et les capacités de résistance des individus ». Parce que tout à la fois semblables et différentes, Brigitte Jaques, pour mieux les mettre en résonance, les met en scène avec la même troupe d’acteurs et dans la même scénographie.

Le théâtre comme laboratoire de passions

De L’Eveil du Printemps de Wedekind (1974) au tout récent et coruscant Tartuffe réalisé pour les Nuits du Château de Grignan (2009), le parcours de Brigitte Jaques-Wajeman - qui créa avec François Regnault la compagnie Pandora en 1976 et dirigea le CDN d’Aubervilliers de 1991 à 1997 - s’émaille d’une bonne quarantaine de créations. Parmi celles-ci, réalisé à partir des leçons de Louis Jouvet, le très mémorable Elvire-Jouvet 40 avec Maria de Medeiros et Philippe Clevenot qui eut les honneurs du tout premier Molière en 1987.

Si la créatrice s’intéresse à ces auteurs vivants que sont : Danielle Sallenave (Paysage en ruine avec personnages , Regarde de tous tes yeux, Viol ), Tony Kushner (Angel in America, Perestroïka ) Henning Mankel (Ténèbres ) , et qu’elle envisage de monter prochainement une pièce de Martin Crimp, elle ne cache pas son inclination pour les classiques, « qui lui apprennent quelque chose de l’être humain . Il me faut de la chair », ce dont le théâtre d’aujourd’hui lui semble un peu dépourvu. Pour elle, et à l’instar d’Antoine Vitez qui fut son professeur, le théâtre est un formidable « laboratoire des passions ». Evidemment, avec Corneille, elle a du grain à moudre ! Normal donc, qu’elle y revienne assidûment avec dit-elle « le désir de faire entendre un artiste formidablement vivant avec ses désirs, ses secrets, ses abîmes ». Autant de fascinantes pistes qui ne se sont pas livrées d’un coup.
« Plus jeune, je préférais Racine, je n’arrivais pas à le lire et je ne comprenais rien à ses personnages » avoue-t-elle. Devenue professeur à L’ENSATT, jugeant utile d’aller y voir d’un peu plus près du côté des classiques, elle s’immerge dans Corneille, y découvre un « théâtre vibrant dans lequel les femmes occupent une place singulière ». Puis ce sera grâce à la philosophe universitaire Jacqueline Lichtenstein la découverte du « Théâtre Colonial » de Corneille. Cinq pièces dans lesquelles « Corneille y décrit la politique impériale des romains et les stratégies hasardeuses de collaboration ou de résistance des populations dominées ».

Mais au fil du travail et des mises en scène en complicité avec son dramaturge François Regnault, ce qui surtout, la fascine c’est de découvrir un Corneille « toujours en recherche de formes nouvelles et inventif, qui réfléchit sur les moyens et les fins de l’art dramatique » et qui lui fait penser, « à Brecht pour la lucidité politique, Hitchcock pour son art du suspens, Shakespeare pour son génie des ambivalences »

La force de l’amour et les embrouilles du pouvoir

Il y a de ces trois là dans les deux pièces à l’affiche du Théâtre de la Ville. Toutes deux mettent en scène un roi tyrannique, jaloux d’un pouvoir qu’il détient, par les hauts faits d’armes, d’un général dans Suréna, de son fils dans Nicomède. Chacun d’eux, envieux de la gloire de leur héros, fomente leur assassinat aidé par des conseillers fort peu vertueux. Contre eux, résistant à la tyrannie, des couples amoureux : Nicomède et Laodice dont la révolte est soutenue par le peuple, et qui l’emporteront. Suréna et Eurydice, ils s’aiment mais celle-ci, objet de tractations politiciennes, est destinée à une autre couche. Eux s’opposeront en choisissant la mort. Pour Brigitte Jaques, Suréna « qui gravite autour d’ un héros qui ne croit plus à l’héroïsme, est la plus mélancolique et la plus ardente des pièces de Corneille , une sombre tragédie en même temps qu’un poème d’amour et de résistance » dans lequel Corneille « met au jour les passions noires qui aveuglent et détruisent toute raison politique et où il s’approche au plus près du cœur humain ».

Tout aussi noir, Nicomède est d’un tout autre ton. « Corneille y décode les mécanismes de la politique et les mécanismes du pouvoir avec une féroce ironie ». La comédie s’emmêle à la tragédie. Elle met Nicomède aux prises avec son père le roi de Bythinie à qui il reproche sa politique de collaboration avec Rome, et surtout avec Arsinoé, sa belle-mère assoiffée de pouvoir qui n’en finit pas de comploter et multiplie avec une formidable jouissance les « combinazione » pour l’éliminer au profit de son propre fils.

Un succulent festin

Chez Corneille comme chez elle, Brigitte Jaques-Wajeman ne fige pas la pièce dans le temps, mais l’actualise tout en finesse.
Superbement secondée par une troupe de comédiens au jeu nerveux , c’est autour d’une vaste table, comme on en trouve dans les conseils d’administration ou les ministères qu’elle organise les trahisons, les mensonges et autres manigances qui font de Nicomède un formidable polar politique tout pétri d’éclats de rire et d’effroi et où résonnent fortement quelques échos des coups tordus de la « Françafrique » comme d’une certaine politique bling-bling.
Faisant le pari de présenter Suréna dans la même scénographie, la table où sont signés les traités et se trament les complots devient la table dressée pour le banquet d’un mariage qui ne se fera pas.
En choisissant de mettre Corneille à table, Brigitte Jaques-Wajeman en exprime tous les sucs et nous offre un magnifique et savoureux festin théâtral, auxquels tous les professeurs de lettres devraient bien emmener leurs élèves, histoire de mettre en pièce leurs préjugés.

Crédit photo : Cosimo Mirco Magliocca

A propos de l'auteur
Dominique Darzacq
Dominique Darzacq

Journaliste, critique a collaboré notamment à France Inter, Connaissance des Arts, Le Monde, Révolution, TFI. En free lance a collaboré et collabore à divers revues et publications : notamment, Le Journal du Théâtre, Itinéraire, Théâtre Aujourd’hui....

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