A l’Odéon Ateliers Berthier jusqu’au 15 juin

Oui d’après Thomas Bernhard

Célie Pauthe et Claude Duparfait portent magnifiquement à la scène le roman de Thomas Bernhard

Oui d'après Thomas Bernhard

Pas évident de porter à la scène un texte qui n’a pas été fait pour elle. Surtout quand celui-ci est signé d’un auteur aussi exigeant, incisif et désespéré que Thomas Bernhard. Et que ledit texte est tout imprégné de notions abstraites (la solitude, la mélancolie, le désespoir…) dans un bain de haute culture germanique, avec ces deux phares que sont Schopenhauer pour la philosophie et Schumann pour la musique. Les références à ces deux créateurs y abondent, sous la forme de (courtes) citations de l’œuvre du penseur et de morceaux de piano du musicien qui ponctuent le récit. Et pourtant il n’y a rien de pédant ni d’ennuyeux dans la pièce adaptée par la metteuse en scène Célie Pauthe et l’acteur Claude Duparfait aux Ateliers Berthier. Une maestria et une élégance indéniables témoignent de leur passion commune pour l’œuvre de l’auteur autrichien (ils ont déjà mis en scène ensemble Des arbres à abattre, en 2012, à la Colline).

Extrayant le suc du roman original daté de 1978, ils n’en ont retenu que deux personnages. L’un, que faute de nom on appellera le narrateur, est joué par l’excellent Claude Duparfait, seul acteur présent sur scène, disposant pour tout décor d’une chaise autour de laquelle il tourne. Et elle (Mina Kavani) qui n’apparaît que dans la très belle vidéo (tournée par Célie Pauthe), projetée à intervalles réguliers sur tout le fond de scène, comme un souvenir des promenades en forêt où s’est nouée leur relation.

Ecrit au passé, le récit prend la forme d’une remémoration de l’aventure toute intellectuelle, brève et néanmoins très intense qu’il a vécue avec elle. Cette femme n’a pas davantage de nom, lui la nomme La Persane mais, pour les villageois hostiles, elle est l’Etrangère (au passage Thomas Bernhard enfourche un de ses chevaux de bataille favoris : l’indécrottable xénophobie de ses compatriotes).

Lui, double manifeste de l’écrivain, est un vieil ours, chercheur en biologie dégoûté de tout y compris de lui-même. Il vit reclus dans son chalet isolé de Haute-Autriche et crève de solitude. Son récit s’élance sur une parabole empruntée à Schopenhauer : celle des porcs-épics qui, pour se réchauffer l’hiver, se rapprochent mais inévitablement se piquent. Jusqu’à ce qu’ils trouvent la bonne distance entre eux pour survivre à la morte saison. Comme eux, le misanthrope a besoin des autres quoiqu’il lui en coûte. C’est pour cela qu’il rend visite au village à l’agent immobilier, son seul exutoire. Chez celui-ci, il va faire la connaissance d’une femme énigmatique d’origine iranienne, compagne d’un riche architecte suisse spécialiste du béton qui, dans un lieu particulièrement ingrat des environs, fait construire pour elle un bunker qui a tout d’une prison.

A cette femme pour laquelle il éprouve ce que Goethe appelait des « affinités électives », le narrateur propose une promenade dans la belle forêt de mélèzes en surplomb du village. Quoique sans beaucoup de paroles, la balade dans les couleurs de l’automne va se révéler d’une extrême richesse. Avec cette impression de trouver en l’autre la possibilité d’aborder tous les sujets possibles, une disponibilité intellectuelle sans limites. Grisante, l’expérience d’une rare intensité va se renouveler quotidiennement et l’élan qui les porte l’un vers l’autre se confirmer au fil des jours.

Mais l’espace d’une saison, l’exaltation se dissipe et l’attirance de l’un pour l’autre s’émousse insensiblement, leur relation tournant à l’aigre. Autant l’espoir était vif, autant l’échec menace. Nul ne saurait sauver quiconque du désespoir, telle est la leçon de cette fable cruelle et très noire, portée par un Claude Duparfait au plus haut, totalement investi dans le récit dont la tension ne fléchit pas.

Oui, d’après Thomas Bernhard, à l’Odéon Ateliers Berthier jusqu’au 15 juin, www.theatre-odeon.eu
Adaptation et conception : Claude Duparfait et Célie Pauthe. Mise en scène : Célie Pauthe, traduction : Jean-Claude Hémery, assistanat à la mise en scène : Antoine Girard, lumière : Sébastien Michaud, son : Aline Loustalot, vidéo : François Weber, costumes : Anaïs Romand, accompagnement scénographique : Guillaume Delaveau.
Film avec Mina Kavani et Claude Duparfait, écriture : Claude Duparfait et Célie Pauthe, réalisation : Célie Pauthe, cheffe opératrice : Irina Lubtchansky.
Photo : Jean-Louis Fernandez

A propos de l'auteur
Noël Tinazzi
Noël Tinazzi

Après des études classiques de lettres (hypokhâgne et khâgne, licence) en ma bonne ville natale de Nancy, j’ai bifurqué vers le journalisme. Non sans avoir pris goût au spectacle vivant au Festival du théâtre universitaire, aux grandes heures de...

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