Les Sentinelles à l’Opéra de Bordeaux
Opéra du tout-féminin
Création à l’Opéra de Bordeaux des « Sentinelles », œuvre dans la lignée de Debussy, qui suit le naufrage d’un trio de femmes confrontées à une enfant surdouée
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- 12 novembre
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Première mondiale à l’Opéra de Bordeaux avec la création des Sentinelles, opéra qui se veut novateur à plus d’un titre. À commencer par le livret de Chloé Lechat (également à la manœuvre pour la mise en scène), manifestement maîtresse d’ouvrage de cette production qui veut faire fi des conventions de l’opéra et en finir avec la sempiternelle représentation des femmes victimes de la domination masculine, de la maladie, de leur orgueil….
La librettiste a donc édicté une règle du tout-féminin qui concerne toutes les parties prenantes du spectacle. En premier lieu la compositrice Clara Olivares qui signe là sa deuxième œuvre lyrique après Mary, opéra pour soprano-marionnettiste et un ensemble de chambre électronique, en 2017. Exclusivement féminins également, les quatre personnages réunis sur scène, entraînés dans une relation passionnelle destructrice où la gente masculine n’a aucune part. Enfin, cette règle s’impose aussi pour la direction musicale, confiée avec bonheur à Lucie Leguay.
Novateur, le spectacle l’est aussi par son économie vertueuse : les trois coproducteurs (outre l’Opéra de Bordeaux, celui de Limoges et l’Opéra Comique à Paris où il tournera ensuite) sont liés par le programme « Zéro achat » qui les incite à puiser dans leurs stocks de décors, costumes et accessoires, quitte à les rafraîchir et à les adapter.
L’enfant la plus adulte
Sur le papier, tout dans le projet annonce un opéra réalisant un juste rééquilibrage en faveur des femmes. En réalité, il n’en sera rien. Et il ne faut pas prendre au pied de la lettre son titre, Les Sentinelles, personnes censées faire le guet et protéger un groupe. Ce sera même tout le contraire. Le livret met en scène quatre femmes (trois adultes et une grande enfant) désignées par les lettres de l’alphabet (c’est dire à quel point elles sont schématiques). Soit une fille surdouée (E) dont la mère (A) fait la rencontre d’un couple de femmes nommées B et C, couple à bout de souffle, en quête d’un adjuvant susceptible de relancer le désir amoureux. Mais par un renversement de perspective, c’est l’enfant, en proie à des troubles psychiques, qui va se montrer la plus adulte, à son corps défendant. Sans se soucier de la protection de l’être vulnérable, sinon par des mots sirupeux, les adultes vont s’avérer irresponsables, férocement égocentriques, se déchirant dans un ménage à trois (un « trouple », dit-on aujourd’hui) voué par nature à la dissymétrie, à la jalousie, à la frustration, et pour finir au désastre.
Moyennant quelques changements à vue, les mêmes décors minimalistes servent de cadre aux deux actes très (trop) denses de ce huis-clos relativement court (une heure trente sans entracte). Bienvenues dans l’air irrespirable qui pèse bientôt sur le plateau, des bandes dessinées façon manga projetées par intermittences sur le fond de scène apportent un peu d’air frais. On y voit la petite fille qui a une passion pour les insectes distiller ses remarques très pertinentes et ses réponses avisées aux questions de sa psy.
Dans l’héritage de Debussy
Comme de juste, la meilleure part de l’opéra est prise par la musique. Celle-ci tend un arc d’intensité qui ne faiblit pas tout au long du spectacle, sans donner dans un modernisme à tout crin, ni recourir à l’électronique. La richesse de la composition et la maîtrise orchestrale servies par l’Orchestre national Bordeaux Aquitaine se révèlent particulièrement dans le prologue et les interludes orchestraux qui parsèment le déroulement de l’action. Très inscrit dans l’héritage de Debussy, notamment de Pelléas et Mélisande, le parlé-chanté développé par les solistes témoigne d’une écriture vocale très fluide où l’on retrouve parfois mot à mot les soupirs de Mélisande : « Je ne suis pas heureuse… ».
La fine fleur du chant européen est convoquée pour tenter de donner incarnation et épaisseur aux personnages. Le trio de chanteuses est dominé par la mezzo Sylvie Brunet-Grupposo qui dans le rôle de B confère à l’opéra la profondeur qui fait tellement défaut au livret.
Photo Fréderic Desmesure
Clara Olivares : Les Sentinelles, au Grand-théâtre de Bordeaux jusqu’à 14 novembre (https://www.opera-bordeaux.com).
Avec Anne-Catherine Gillet, Sylvie Brunet-Grupposo, Camille Schnoor, Noémie Develay-Ressiguier. Mise en scène, livret : Chloé Lechat ; scénographie : Céleste Langrée ; lumières : Philippe Berthomé ; costumes : Sylvie Martin-Hyszka ; vidéo : Anatole Levilain-Clément. Orchestre national Bordeaux Aquitaine, dir. Lucie Leguay. Tournée : les 22 et 24 janvier à Opéra de Limoges avec l’Orchestre de l’Opéra de Limoges. Les 10, 11 et 13 avril à l’Opéra-Comique de Paris avec l’Orchestre national Bordeaux Aquitaine.