Les Paravents de Jean Genet par Arthur Nauzyciel au Théâtre National de Bretagne

Une magnifique rencontre au sommet des vivants et des morts par-delà l’Histoire..

Les Paravents de Jean Genet par Arthur Nauzyciel au Théâtre National de Bretagne

Les Paravents, publié en 1961- dernier livre édité de l’auteur et ouvrage testamentaire - est créé en 1966 par Roger Blin, avec Madeleine Renaud et Maria Casarès à l’Odéon, où ils provoquent un tollé, la guerre d’Algérie étant encore un sujet brûlant. Patrice Chéreau monte la pièce en 1983.

En Algérie, fellagas et légionnaires s’affrontent, pendant qu’autour d’eux s’agitent travailleurs arabes et colons. Or, dans la mort, tous se rejoignent : les ennemis sont secrètement semblables.
Subversive, la pièce malmène les Européens, autant que les Indigènes, au-delà de toute orientation politique. La guerre d’Algérie, sans en être le thème, inspire latéralement Les Paravents qui s’articule sous forme de tableaux symboliques successifs sur les relations des êtres entre eux.

Un zoom sur le laissé-pour-compte Saïd des Orties - Aymen Bouchou - aux prises avec un mariage aléatoire : lui, le plus pauvre, a épousé Leïla - Hinda Abdelaoui -, la plus laide ; puis, un regard sur les putains et leurs clients, un autre sur Leïla, tout juste introduite dans la famille des Orties ; un autre encore sur les colons européens exerçant leur domination ; un autre sur les démêlés de la famille des Orties avec les villageois, avec la justice et avec les autorités coloniales. Si Slimane - Xavier Gallais -, le père défunt de Saïd, dit avoir été tué dans les conflits ; les vols de Leïla et de Saïd agacent le voisinage. Or, Saïd disparaît, la Mère meurt et Leïla ensuite.
De cette famille, on passe à la révolution algérienne, du côté des colons, du village, des combattants, puis des morts.

Le bordel et la guerre se côtoient : Malika et Warda - Océane Kaïraty et Farida Rahouadj -, les prostituées, rappellent aux soldats que faire la guerre et l’amour est un même acte - violence et désir.

A travers ces tableaux, Les Paravents isole des lieux insolites : un bordel, le monde des morts, celui des vivants, la prison.… Plus l’intrigue avance, plus les êtres perdent la vie, l’espace se scindant entre l’ici et le là-bas de la rive symbolique, avec encore le territoire de l’entre-deux, sorte de parodie des Champs-Elysées où, à l’antique, les morts - les Sages - tiennent leur conseil.,

Saïd veut échapper à la misère de son pays et partir en France : il est vu comme traître. La Mère - Marie-Sophie Ferdane - invective et protège ses fils et belle-fille. Or, les temps changent : les années 1960 diffèrent de 2020 - chômage, migrations économiques, politiques, climatiques.

« Le pouvoir est toujours abus de pouvoir ; la révolte populaire n’est qu’un marché de dupes et ne subsiste que la récupération/échec de la révolte : les anarchistes de la famille des Orties - Saïd, Leila et la Mère - sont neutralisés par les combattants arabes qui restaurent à leur profit l’image mensongère et la structure répressive de l’armée colonialiste. » (Michel Corvin, préface Les Paravents). Après l’entracte, à l’écran, on assiste à la lecture des Lettres d’Algérie par Charles Nauciel, à l’époque jeune appelé étudiant en médecine à Tiemcen, de 1957 à 1959.

Selon Arthur Nauzyciel, le metteur en scène et directeur du Théâtre National de Bretagne à Rennes, Les Paravents « fête le théâtre, en célèbre la langue et les corps et invite au soulèvement et à l’insurrection ; un appel au changement et à la lutte mais à la rêverie aussi », et ne défend pas simplement les peuples colonisés mais propose aussi une pensée existentielle.

L’écriture est une tentative de dialogue avec les morts, les défunts, les disparus. Une célébration de la vie possible et rêvée. Saïd, pour le metteur en scène, n’est pas qu’un Arabe usurpateur, mais un vagabond céleste, marchant vers un absolu : « Je vais, moi et moi tout seul, je vais et ça doit être loin, au pays du monstre. » Les corps dansent au cours de cette fête populaire à la fois colorée et macabre, au service d’une esthétique soignée, entre décadence et renaissance. 

Pour décor, un somptueux escalier monumental blanc - scénographie de Riccardo Hernandez - qui fait la part belle autant à la montée et à la descente, aux mouvements d’ascension réalistes et symboliques, qu’aux glissements risqués sur une pente vertigineuse vers la chute obligée. Cette verticalité pose la problématique des enjeux de pouvoir, de domination et de colonisation - hiérarchie militaire française et indigène, arrogance des exploiteurs - planteurs de roses, d’oliviers et de chênes-lièges. Et escalader encore la montagne pour atteindre la prison, dominer ses terres de propriétaire, avant de subir la chute fatale dans le gouffre et revenir contempler le monde. Et les degrés de l’escalier monumental, mausolée et cimetière, sont une tombe emblématique aux morts d’Algérie tombés au combat et aux manifestants algériens jetés dans la Seine en 1961.

Les interprètes foulent l’espace sportif d’escalade sans en rater une marche, déclamant avec clarté la parole poétique et insurrectionnelle de Jean Genet : des figurines vives articulant leurs pas scandés de marionnettes, tels des pantins insolites au verbe haut qui seraient comme sortis d’une boîte à musique qui enclencherait le mécanisme magique de leur partition gestuelle.

L’élévation abrupte offre à la vue la perspective de petits sujets fabriqués, des jouets d’enfance, reflets de soldats colorés de bois ou de plomb aux uniformes éclatants qui font le pas du fantassin - le pas de l’oie. Habits virils de pouvoir qu’endossent avec élégance les acteurs de toutes origines, qui incarnent indifféremment Arabes, Européens, Africains : Mounir Margoum, Maxime Thébault, Hammou Graïa, Xavier Gallais, Brahim Koutari, Jan Hammenecker, Romain Gy, Mohamed Bouadla. Le spectacle d’une foule bigarrée qui a vu passer les années et a pris de la distance avec les événements et les différences qui ne sont que des signes d’universalité.

Des merveilles artistiques sont les figures féminines : Marie-Sophie Ferdane, fée aux dentelles noires et sorcière shakespearienne ; les prostituées aux couleurs vives et lamées de dorure, Malika - Océane Caïraty - a la grâce façon Joséphine Baker, la djellaba peinte de Kadidja - Benicia Makengele -, belles présences intenses de Zbeida Belhajamor et Farida Rahouadj. Et nous n’oublions pas Catherine Vuillez en vamp et qui joue Ommou.

Un ballet imaginaire fantasmagorique du retour des défunts et des disparus, par-delà le temps et l’espace, de position verticale et de dos pour des sujets au ralenti dans la marche inversée d’un temps ré-embobiné - charme envoûtant de cette danse des vivants et des morts que nous sommes tous, un joyaux chorégraphique et plastique dont les silhouettes esquissées perdurent.

Les Paravents de Jean Genet, mise en scène d’Arthur Nauzyciel, dramaturgie Leila Adham, chorégraphie Damien Jalet, lumières Scott Zielinski, scénographie Riccardo Hernandez, sculpture Alain Burkhart, son Xavier Jacquot, vidéo Pierre-Alain Giraud, costumes José Lévy. Avec Hinda Abdelaoui, Zbeida Belhajamor, Mohamed Bouadla, Aymen Bouchou, Océane Caïraty, Marie-Sophie Ferdane, Xavier Gallais, Hammou Graïa, Romain Gy, Jan Hammenecker, Brahim Koutari, Benicia Makengele, Mounir Margoum, Farida Rahouadj, Maxime Thébault, Catherine Vuillez. Du 29 septembre au 7 octobre 2023 à Rennes - Théâtre National de Bretagne 1, rue Saint-Hélier 35000 - Rennes T-N-B.fr Du 29 mai au 19 juin 2024 à Paris, Odéon-Théâtre de l’Europe.
Crédit photo : Philippe Chancel.

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Véronique Hotte

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