Jean-Marie Villégier

La mort d’un maître du baroque et des redécouvertes

Jean-Marie Villégier

Pour l’amateur de théâtre musical, le premier souvenir qui vient lorsqu’il s’agit d’évoquer Jean-Marie Villégier (mort à Brest, le 23 janvier 2024, âgé de 86 ans), c’est l’exhumation d’Atys de Lully – sur un livret de Quinault – opérée à l’Opéra-Comique en compagnie de William Christie et ses Arts florissants, en 1987. Se souvient-on de l’événement que cela constitua, alors que le mouvement baroque était embryonnaire et se concrétisait là d’une manière puissante, éclatante et somptueuse ? Splendeur des timbres donnés par les instruments anciens, magnificence des voix, une véritable direction d’acteurs, beauté du décor de Carlo Tommasi et des costumes de Patrice Cauchetier, chorégraphie rigoureuse de Francine Leconte et, bien sûr, révélation d’une œuvre oubliée. Le spectacle fit un triomphe, rendit célèbre le nom de Villégier (en accroissant la renommée de Christie) et fit l’objet d’une reprise parfaitement réussie, de nouveau à l’Opéra-Comique, en 2011.
À l’occasion de cette reprise, Villégier devait dire à Agnès Terrier pour une publication de l’Opéra-Comique : « Mon parti pris dramaturgique était de monter l’œuvre comme une pièce racinienne, de mettre en évidence sa structure classique dans un décor unique, sans recours à la machinerie complexe de l’opéra. Pour le prologue, Carlo Tommasi m’a suggéré de dissimuler le décor tragique, que caractérisait les matières minérales et les nuances de gris, par des tapisseries colorées. La fin du prologue était marquée par un geste scénique simple : la chute de ces tapisseries. L’effet s’est avéré plus violent que prévu, particulièrement du point de vue du public. Il a marqué les esprits car il annonçait très efficacement, comme un couperet, la cruauté de l’engrenage tragique. Il y a bien des moments au théâtre où l’on est dépassé par ce que l’on fait ! »
Le tandem Villégier-Christie devait se reconstituer plusieurs fois, pas toujours avec le même bonheur car il aimait les audaces. C’est ainsi que Le Malade imaginaire de Molière avec l’intégrale de la musique de Marc-Antoine Charpentier, toujours au Châtelet, en 1990, eut un succès inégal, le public mélomane goûtant la musique et s’impatientant pendant les scènes purement théâtrales applaudies par les spectateurs fous de théâtre.

Théoricien et praticien à la culture encyclopédique

Parallèlement à ces grands succès lyriques, la carrière de Villégier se consacra principalement au théâtre. Professeur de philosophie, lecteur infiniment fouineur, mélomane savant – en conséquence –, l’Orléanais avait goûté tôt à l’art dramatique en découvrant les chefs-d’œuvre du siècle d’or espagnol et en faisant la connaissance de Laurent Terzieff. Il fait ses vrais débuts avec Marcel Bozonnet en 1989 et crée sa compagnie, l’Illustre théâtre (hommage à Molière, bien sûr) en 1985. Au cours de ses années 80, il est déjà très connu. Il a fait ses preuves dans le monde lyrique et a monté à la Comédie-Française Cinna de Corneille en 1984 et La Mort de Sénèque de Tristan L’Hermite la même année. Pendant cette période-là, il s’impose comme un grand re-découvreur de textes. Il fait connaître, créant un véritable enthousiasme, Les Galanteries du duc d’Ossone de Jean Mairet en 1987, Le Fidèle de Larivey, et, comme on lui confie de 1990 à 1994, la direction du Théâtre national de Strasbourg, il peut pratiquer d’autres résurrections jubilantes : La Magie sans magie de Lambert (1992), Les Innocents coupables de Brosse (1992)… Il faudrait définir comment Villégier s’inscrit parmi les grands penseurs modernes du baroque et distinguer sa singularité par rapport à Benjamin Lazar ou Philippe Beaussant. Pour lui, Phèdre de Racine était une œuvre baroque et il en fait la preuve en 1991, à Strasbourg.
À partir de 2000, il signe ses mises en scène avec Jonathan Duverger. Mais, renvoyé à sa condition de chef de compagnie prudemment subventionné, il monte ses spectacles avec des aides de plus en plus rétrécies et, à maintes reprises, revient à des œuvres très connues qui lui permettent de ne pas disparaître du monde médiatique et culturel : on peut penser, par exemple, à ses mises en scène, toujours en duo avec Duverger, des Joyeuses Commères de Windsor de Shakespeare, à l’Athénée en 2004, et à son retour à la Comédie-Française pour L’Amour médecin et Le Sicilien de Molière, pour lesquels il retrouve son complice d’antan William Christie en 2004.
Il étincelle aussi en 2003 avec son éclairage marquant du texte méconnu de Victor Hugo, Les Deux Trouvailles de Gallus, en Belgique, à Caen, Évreux et Sceaux. Mais, il faut bien le dire, il est, pendant les dernières vingt années de sa vie, lâché par la plupart de ses interlocuteurs, l’État et bien des directeurs de grandes structures. D’ailleurs, sans grands moyens, il a dû quitter Paris et s’installer en Vendée d’où il parvient à monter quelques derniers spectacles avec les ultimes acteurs qui lui sont restés fidèles, telle Natacha Amal qui joue pour lui et Duverger Le Journal d’une femme de chambre d’Octave Mirbeau en 2012, représenté fugitivement au Théâtre de l’Ouest parisien. Mais sa troupe s’appelle Les Débauchés du hameau, c’est dire que l’ex-grande figure des théâtres nationaux lance un rire discret mais cinglant à tout cet univers qui l’a laissé au bord de la route. Sa prodigieuse culture, son intelligence formidable de la scène et sa profonde gentillesse nous manquent. Il a été oublié mais il ne pourra être effacé de la grande histoire du théâtre français.

Villégier par lui-même
Ce qu’il disait d’Hippolyte et Aricie de Rameau et Pellegrin, au moment de monter l’opéra, à l’Opéra de Nice, 1996 :
« L’abbé Pellegrin n’est certes point l’égal de Racine. Mais ses remords de Phèdre, sombrement amplifiés et approfondis par le génie de Rameau, sont un vrai moment d’émotion tragique. Sommet culminant sur d’autres sommets : scène finale du premier acte où Phèdre apprend la fausse nouvelle de la mort de Thésée, prière de Phèdre à Vénus, aveu de Phèdre à Hippolyte, invocation de Thésée à Neptune… Il y faut des interprètes d’exception, tragédiens autant que chanteurs. Maîtrisant la déclamation expressive autant et plus que la technique vocale. Capables de faire passer le frisson. Plus sera dépouillé le cadre visuel, plus le regard sera consacré sur des présences, l’œil mis au service de l’oreille, mieux cela vaudra en ces moments.
Mais Hippolyte et Aricie n’est pas Phèdre. La tragédie proprement dite, celle des protagonistes, n’y occupe pas plus d’une heure, soit à peine le tiers de la partition. Elle nous est livrée par bribes, morcelée, entrecoupée de cérémonies, de fêtes et de jeux. Chaque acte – ils sont six, prologue compris – apporte son contingent de choristes et de danseurs : nymphes, prêtresses, divinités infernales, matelots et matelotes, chasseurs et chasseresses, bergers et bergères. Diane, l’Amour, Pluton, Mercure, que Racine refoulait en coulisse, nous apparaissent tour à tour. Les rôles épisodiques sont nombreux ; les changements de décor, les effets de machinerie fréquents. Depuis Quinault et Lully, la « tragédie en musique » prend le contre-pied de la tragédie classique. Catherine Kintzler a montré qu’elle obéit à des règles strictes qui sont le rigoureux négatif de celles que Corneille et Racine ont appliquées et perfectionnées. Les poussant à l’extrême, Rameau et Pellegrin vont jusqu’à octroyer plus de place aux chœurs, aux danses et aux symphonies météorologiques qu’aux péripéties du drame, drame réduit au rôle de fil conducteur sur lequel ils ne s’arrêtent que par intervalles. Congédiant sans façon les grands personnages, ils s’attardent complaisamment sur telle ou telle scène d’ensemble, telle ou telle impression sacrée, orageuse, marine, cynégétique, sylvestre ou infernal. Délaissant les situations, ils les interrompent par des tableaux, digressions de pur plaisir. Hédonisme dans la tragédie.
La mise en scène que j’ai signée tentait d’accentuer la double appartenance d’Hippolyte et Aricie : au théâtre et au grand spectacle. Je ne m’en suis pas tenu aux indications du livret qui prévoit un lieu par acte. J’ai choisi de faire alterner, au cours des actes même, deux espaces, deux mondes, deux temporalités. Espace clos, espace nu des moments tragiques, au premier plan : un grand mur clair, une porte monumentale surmontée d’un simple fronton ; mur qui s’envole dans les cintres pour révéler l’espace ouvert, l’espace orné des divertissements et des machines. Costumes sévères des héros, tous en noir ; costumes pittoresques des collectivités pittoresques, blanches prêtresses, sombres habitants des Enfers dans une gamme de couleurs malades, courtisans fleuris de roses, matelots multicolores, chasseurs verts coiffés de tricornes. Temporalité fulgurante de l’action filant droit vers son dénouement ; temporalité cyclique, éternel retour des travaux, des jours, des supplices de l’outre-tombe et des fêtes du calendrier ». G. C. (L’Avant-Scène théâtre).

Photo : Jean-Marie Villégier avec William Christie, au moment d’Atys, 1987. DR.

A propos de l'auteur
Gilles Costaz
Gilles Costaz

Journaliste et auteur de théâtre, longtemps président du Syndicat de la critique, il a collaboré à de nombreux journaux, des « Echos » à « Paris-Match ». Il participe à l’émission de Jérôme Garcin « Le Masque et la Plume » sur France-Inter depuis un quart...

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