Du 17 au 27 janvier au théâtre Mouffetard, Paris
Farben d’après Mathieu Bertholet
Marionnettes au service de la science
Avec Farben (2006), Mathieu Bertholet, artiste suisse, actuel directeur du théâtre Poche/GVE à Genève s’est intéressé aux dangers de la science et du pouvoir, aux dérives possibles d’une invention majeure et aux questions morales associées à travers l’histoire d’un couple de chimistes au début du XXe siècle en Allemagne. Clara Immerwahr (son nom signifie « toujours vraie »), première femme chimiste allemande, rêvait de faire le bien de l’humanité. Son mari, Fritz Haber, prix Nobel de chimie en 1918, lui a laissé croire qu’il partageait son idéal, mais il a conduit sa carrière dans une tout autre direction. Allemand d’origine juive, il voulait être un citoyen exemplaire, prêt à tout pour servir son pays durant les années de guerre 14-18, une garantie, espérait-il peut-être, pour se mettre à l’abri en tant que juif, bien que converti au luthéranisme depuis plusieurs années. Il a travaillé comme un fou pour plaire à ce pouvoir qui l’a instrumentalisé et méprisé. Dans ce contexte, il fabrique le gaz moutarde qui causa 18 000 morts lors de la bataille de Ypres (Belgique) en 1915.
Non seulement Clara incarne l’idéalisme et la morale humanitaire qui fait défaut à Haber, mais son histoire est exemplaire du statut mineur des femmes scientifiques. Reléguée au rang de ménagère elle n’a jamais pu obtenir ces « deux bureaux égaux » qu’elle réclamait sans cesse à son mari et a fini par appliquer ses expérimentations scientifiques à la cuisine. Elle s’englue dans son rôle de femme au foyer tandis qu’il gravit les barreaux de la célébrité.
Désespérée par le tour qu’ont pris les recherches de Haber et humiliée par sa condition, elle se suicide au lendemain du drame de Ypres.
Le pivot du texte est le suicide de Clara qui ouvre et clôt le récit dans un moment poétique et tragique émouvant.
Farben ("couleurs" en allemand) est le nom de l’usine qui fabrique des gaz de combat durant la Première Guerre mondiale et, entre autres, le Zyclon B utilisé pour la "solution finale" pendant la Seconde Guerre mondiale. Dans une esthétique expressionniste typique du mouvement allemand des années 1900 (qualifié d’art dégénéré par le régime nazi), le spectacle se décline en noir et blanc, les marionnettes et les masques offrent une représentation déformée des individus.
La mort des victimes de Haber dont Clara, est au cœur du propos. En une succession de flash-back, le spectacle retrace l’histoire du couple.
Les marionnettes sont de belle facture ; les artistes, à la fois manipulateurs et comédiens, jouent sur deux dimensions : la distance des figurines et, par le jeu direct, un rapport plus émotionnel au spectateur. Dommage que la mise en œuvre manque de fluidité. La mise en place de chaque tableau prend beaucoup de temps pour des scènes juxtaposées factuelles, illustratives.
Néanmoins, l’ensemble est esthétiquement de qualité et le propos d’actualité, aussi bien sur la question éthique de la recherche scientifique que sur le statut des femmes.
Farben d’après Mathieu Bertholet (Actes-sud). Mise en scène Cécile Givernet et Vincent Munsch. Avec Brice Coupey, Cécile Givernet, Honorine Lefetz, Blue Montagne. Scénographie, Jane Joyet. Marionnettes, Amélie Madeline. Costumes, Séverine Thiébault. A Paris, théâtre Mouffetard, centre national de la Marionnette du 17 au 27 janvier 2024. Durée : 1h30
© Simon Gosselin
Tournée
Fontenay sous bois, 1er et 2 février 2024 (Fontenay en scènes)
Clamart, Théâtre Jean Arp, 11 mars 2024
