Paris, théâtre Hébertot

Pauvre Bitos, le dîner de têtes de Jean Anouilh

jeux de miroir

Pauvre Bitos, le dîner de têtes de Jean Anouilh

Créée en 1956 avec Michel Bouquet dans le rôle de Bitos, la pièce, mise en scène par Anouilh et Roland Piétri, a été reprise en 1967 toujours avec Bouquet. À la création elle a été fraîchement accueillie par la critique qui y a vu un texte réactionnaire, mais elle a connu un grand succès public. Anouilh, qui n’est pas réputé pour ses idées de gauche, avait déjà subi ce genre d’accusation à propos d’Antigone en 1944, sur le fond d’interprétations discutables, influencées par le contexte historique. Il n’est d’ailleurs pas exclu que ce Pauvre Bitos ait été l’occasion, au passage, d’un règlement de compte avec les contempteurs d’Antigone. Anouilh n’était pas un enfant de chœur, ses pièces dites « grinçantes » attestent d’une férocité satirique qui court sur une ligne de crête périlleuse.

La pièce, qui n’a pas été jouée depuis 1967, est reprise sur l’impulsion de Francis Lombrail, directeur du théâtre Hébertot (Mirabeau dans le spectacle). Thierry Harcourt en propose une version resserrée établie par Maxime d’Aboville et Adrien Melin. Le metteur en scène joue admirablement de la mise en abîme imaginée par le dramaturge pour ce dîner de têtes. Cette tradition proche du bal masqué consiste à organiser un dîner où tous les convives seront grimés selon le thème choisi par l’hôte. Sur le thème, Prévert a écrit un pamphlet satirique réjouissant qui mérite le détour, intitulé Tentative de description d’un dîner de têtes à Paris-France (1931). Avec Anouilh, cela devient l’occasion d’un règlement de comptes passablement nauséabond et cruel (idée que l’on retrouvera, sans aucune portée politique dans Le dîner de cons de Francis Veber, 1993), écrit dans une langue savoureuse et vive, souvent glaçante, méchante avec talent.

Dans une petite ville de province travaillée par les médisances ordinaires et les haines recuites, un notable d’ancienne noblesse met sur pied un dîner de têtes pour justement se payer la tête de Bitos (« chapeau » en argot), un vieux camarade de collège que tous détestaient, « petit boursier cafard qui était toujours le premier », pour faire le procès d’un pauvre qui a su s’élever au rang de substitut du procureur et qui « se prend pour Robespierre, la justice immanente en marche », de cette engeance qui « massacre la main sur le cœur ». Bitos s’est rendu coupable de participation active à l’épuration, faisant même du zèle dix ans après la Libération « pour nettoyer la France », en abattant un milicien, ancien camarade de classe. Le personnage a la hargne des faibles, l’immaturité dangereuse. En organisant ce jeu de massacre qui cloue Bitos au pilori de son crime, Maxime de Jaucourt, coupable autant que sa victime d’abus de pouvoir, ne vaut guère mieux que sa proie. Plus que ces graves égarements, il lui reproche son ascension sociale.

Le thème choisi pour cette soirée est la Révolution française, qui a fait tomber quelques têtes, et Bitos sera Robespierre, figure du « terrorisme étatique chez le prêtre de la vertu » (Albert Camus), entouré de Mirabeau, Saint-Just, Camille et Lucile Desmoulins, Marie-Antoinette et Danton. Les comédiens sont tous au diapason, avec en tête (si l’on peut dire) Maxime d’Aboville, excellent Bitos/Robespierre, petit bonhomme glapissant engoncé dans son costume d’époque qui pourrait attendrir tant il semble perdu, aux abois, pris au piège qu’on lui a tendu, et dont pourtant on ne sait jamais s’il est seulement un fieffé menteur ou un habile manipulateur. Aucun des personnages n’est épargné par la plume acéré de l’auteur, excepté Victoire, qui, in extremis, sauve Bitos du naufrage qui l’attend.

La scénographie de Jean-Michel Adam superpose discrètement les deux époques dans un même espace. De même les personnages appartiennent simultanément au XVIIIe siècle et au XXe siècle, comme les deux faces d’un miroir confondant leur reflet.
Le propos est peut-être moins manichéen que certains l’ont jugé. Le dramaturge brosse le portrait d’une humanité désolante ; il dénonce ceux qui, au nom du peuple organisent la Terreur, au nom de la justice se rendent coupables des pires crimes, obéissant aveuglément à un concept abstrait plutôt que de s’intéresser aux hommes de chair et de sang.
Pourtant la Révolution a accouché de la République et de la Déclaration des droits de l’homme.
Pourtant Bitos fut un résistant durant la guerre.
L’Histoire n’est jamais à une contradiction près.
Une pièce qui offre matière à réflexion, bien servie par la mise en scène de Thierry Harcourt.

Pauvre Bitos, le dîner de têtes de Jean Anouilh. Mise en scène Thierry Harcourt. Assistante à la mise en scène ; Clara Huet. Décor, Jean-Michel Adam. Lumières, Laurent Béal. Costumes, David Belugou. Musique Tazio Caputo. Avec Maxime d’Aboville, Adel Djemaï, Francis Lombrail, Adrien Melin, Etienne Ménard, Adina Cartianu, Clara Huet, Sybille Montagne. Au théâtre Hébertot. Résa : 01 43 87 23 23.
www.theatrehebertot.com
© Bernard Richebé

A propos de l'auteur
Corinne Denailles
Corinne Denailles

Professeur de lettres ; a travaille dans le secteur de l’édition pédagogique dans le cadre de l’Education nationale. A collaboré comme critique théâtrale à divers journaux (Politis, Passage, Journal du théâtre, Zurban) et revue (Du théâtre,...

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