Du 5 au 16 novembre au TDV - Sarah Bernhardt, Festival d’Automne à Paris.
PESSOA Since I’ve been me par Robert Wilson.
Né d’une proposition du Théâtre de la Ville en association avec le Teatro della Pergola à Florence, le nouveau spectacle de Bob Wilson - PESSOA Since I’ve been me (Depuis que je suis moi), met en scène de fascinants jeux de miroirs suggérés par la diversité des écritures inventées par le poète, celles de ses fameux hétéronymes et de lui-même, tels Le Gardeur de troupeaux d’Alberto Caeiro, Ode maritime d’Alvaro de Campos, Odes de Ricardo Reis, Le Livre de l’Intranquillité de Bernardo Suarès et de Message, Cancioneiro de Pessoa en personne.
Diversité à laquelle fait écho la virtuosité des acteurs qui incarnent une rêverie chatoyante et loufoque, restituant la parole de l’auteur dans quatre langues.
« A défaut d’expliquer Pessoa, cet écrivain de la modernité, on essaye de le situer. Fils dévoyé du romantisme, il est issu des poètes allemands, anglais et français du début du XIXème siècle, passe par Baudelaire jusqu’au surréalisme. Il exalte le sentiment et l’imagination, mais en même temps, contre eux, il place l’intelligence et, contre l’intelligence, l’instinct. Le lecteur portugais est sensible à des harmoniques de cette poésie que le lecteur français ne perçoit pas…
L’intellectualité revient à la conscience critique et à l’esthétique du « soupçon » : Poe, Mallarmé, Huysmans, Valéry, Pirandello, Pound, Proust, Svevo, Eliot, Borges, Blanchot. La révolte prométhéenne des poètes « voleurs de feu », redonnant à l’homme des pouvoirs perdus, conduit à Hölderlin, Nietzsche, Rimbaud, Lautréamont, Whitman, Emerson, Rilke…Avec les plus proches, Kafka et Michaux : la description de la condition de l’homme doublement exilé : emprisonné et exilé.
A travers ses hétéronymes, Pessoa… a sans cesse changé… Chrétien et païen, intellectuel et paysan, solitaire enfermé dans une tour d’ivoire et homme aux semelles de vent, il a voulu être tout cela à la fois, par la magie du langage poétique, voulant « s’envoler autre ». Mais il ne réussit jamais à coïncider avec lui-même ni à devenir vraiment un autre. Il est « dans l’intervalle », et c’est dans cet intervalle que se construit son oeuvre, mais c’est aussi cette béance qui lui donne sa profondeur inquiétante : il est notre contemporain. » (Préface de Robert Bréchon, Cancioneiro, Oeuvres de Fernando Pessoa, publiées par Robert Bréchon et Eduardo Prado Coelho, Christian Bourgois éditeur, 1988).
Et cet intervalle entre l’extérieur - la vie qui va autour de soi - et entre l’intérieur - la conscience -, est bien aussi cet espace privilégié de Bob Wilson - cette immense page blanche du mur du lointain qu’il anime d’élégantes figures esthétisantes inouïes - des poseurs et poseuses de film muet d’animation d’époque, des figurines stéréotypées de band dessinée, caricaturales, et en même temps, éloquentes.
Pour décor sur le lointain, l’image d’un vaste océan où se distinguent petit voilier et énorme paquebot, un rappel du voyage d’enfance peut-être de Pessoa quand il quitte l’Afrique du Sud natale pour rejoindre son pays le Portugal. Des vagues de flux et de reflux, démultipliées, résonnent dans une puissance majestueuse. Au-dessus, sous une musique douce et lancinante qui accueille le spectateur, apparaît un immense stylo à encre rouge, tachant la toile de points rouges qui signifient les différents hétéronymes de Pessoa - des rappels de couchers de soleil de Monet.
Maria de Medeiros figure, entre autres, l’auteur à sa table de bistrot, observant et écrivant les heures qui passent et les rêves oniriques qui l’habitent. Moustache et chapeau noir, chemise blanche et habit noir, selon le Portugal de l’époque, l’actrice affiche un sourire et une attitude crispés de grotesque pantin mécanique sculpté.
Et autant qu’ils sont, sept personnages, hétéronymes et auteur compris, portent tous la même vêture, incarnant de jolis dessins en noir et blanc aux silhouettes cassées ou coupées au cordeau, altières toujours ou moqueuses, quittant leur table d’écriture, debout de profil sur fond du mur blanc de lointain.La galerie allègre des personnages joue de ses facéties, d’un poème à l’autre, d’une langue à l’autre.
Cris stridents d’horreur ou rires tonitruants, il n’est pas d’entre-deux entre les voix humaines ; du silence à l’explosion gutturale de réactions sonores - joie ou tragédie. On entend des verres, des bouteilles, qui se cassent en mille brisures - un son cristallin et métallique, rappelant les craquelures et éclats de l’intériorité de l’être, soumis à la réalité et la violence du monde Unité perdue en autant de fissures.
Outre le noir et le blanc lumineux, les couleurs sont vives - rouge, bleu - , face au paquebot miniature traversant la mer de la toile du lointain, et les passagers maritimes de la scène se mêlent au personnel d’un voyage étrange : poèmes répétés, chansons, mouvements dansés, choeur, la fête théâtrale est à son zénith.
PESSOA -Since I’ve been me - Robert Wilson. En français, italien, portugais, anglais surtitrés, mise en scène, scénographie et lumière Robert Wilson, textes Fernando Pessoa, dramaturgie Darryl Pinckney, costumes Jacques Reynaud, co-mise en scène Charles Chemin, scénographe associée Annick Lavallée-Benny, créateur lumière associé Marcello Lumaca, création sonore et conseiller musical Nick Sagar, maquillage Véronique Pfluger, collaboration à la création des costumes Flavia Ruggeri, collaboration littéraire Bernardo Haumont. Avec Maria de Medeiros, Aline Belibi, Rodrigo Ferreira, Klaus Martini, Sofia Menci, Gianfranco Poddighe, Janaína Suaudeau. Du 5 au 16 novembre 2024, au TDV - Sarah Bernhardt, Paris. Du 6 au 9 février 2025, Teatro Sociale, Trento, Italie. Du 13 au 16 février, Teatro Politeama Rossetti, Trieste, Italie. 2025-2026, Le Grand Théâtre de la Ville de Luxembourg.
Crédit photo : Lucie Jansch.