Lecocq sur la crête

Du Directoire à Mai-68, La Fille de madame Angot fait entendre à la salle Favart un Paris populaire revu et corrigé par les conventions de l’opéra-comique.

Lecocq sur la crête

« LA FILLE DE MADAME ANGOT » a connu un succès sans mélange pendant plusieurs décennies depuis sa création le 4 décembre 1872 aux Folies-Parisiennes de Bruxelles, jusqu’au déclin qu’a subi le genre de l’opérette à partir des années 1960 et 1970. Il est vrai que la Fille Angot, par son ambition musicale et dramatique, relève a priori davantage du genre de l’opéra-comique, et c’est à ce titre que le Palazzetto Bru Zane en a signé un enregistrement très soigné, paru en 2021*.

L’Opéra Comique a eu raison de reprendre cet ouvrage, afin que nous puissions aujourd’hui juger sur pièces. Bien écrite, la partition de Charles Lecocq n’est pas pour autant d’une inspiration fulgurante. Le compositeur est sorti vainqueur ex æquo avec Bizet, en 1856, d’un concours d’opérettes organisé par Offenbach : ce qu’ont donné ensuite l’un et l’autre, même si Lecocq a vécu cinquante ans de plus que Bizet, nous montre que l’auteur des Pêcheurs de perles et de L’Arlésienne avait un génie qu’on ne trouve pas dans les joliesses de son confrère. On admirera surtout, dans la Fille, la très belle romance chantée au premier acte par Pomponnet « Elle est tellement innocente », et ce curieux intermède instrumental, au troisième acte, qui semble venu d’ailleurs. Un quintette au deuxième acte, par ailleurs, expressément voulu par Lecocq, nous montre la science du compositeur : il suffit de regarder le chef diriger ce numéro pour en mesurer la (relative, malgré tout) complexité.

Merveilleuse Véronique Gens !

L’intérêt de l’ouvrage tient aussi dans son livret (signé Clairville, Paul Siradin et Victor Koning), qui n’est pas toujours limpide mais situe l’action de la Fille à l’époque du Directoire (1795-1799). Cette histoire, dont il est un peu exagéré de dire qu’elle est une « bouillonnante fresque sociale », a l’intérêt de mettre en scène des parvenus de toute nature et un séduisant chansonnier contre-révolutionnaire, ce qui nous vaut des revirements de situation assez savoureux. À l’Opéra Comique, le metteur en scène Richard Brunel a choisi, sans modifier les paroles chantées, de situer l’action en mai 1968. Soit. La transposition fonctionne tant bien que mal, les ouvrières de chez Renault prenant la place des poissonnières des Halles, et les CRS n’ayant pas à affronter de méchants gauchistes mais de méchants royalistes. La maison de mademoiselle Lange devient un cinéma, ce qui permet à Clairette et à cette dernière, dans leur duo du deuxième acte, de se travestir en demoiselles de Rochefort.

Les chanteurs semblent heureux de participer à l’aventure. Pierre Derhet est un Pomponnet attachant, qui nous offre une romance pleine de chaleur et se débat sans ridicule avec un rôle qui pourrait sombrer dans la parodie. Julien Behr (Ange Pitou) est l’autre ténor de l’ouvrage : plus sérieux, un peu plus héroïque, il ne peut pas empêcher cependant les rôles féminins de l’emporter en verve scénique et en présence musicale. Hélène Guilmette est une Clairette qu’on aimerait un peu plus élégante dans ses premières scènes (où elle est censée être une étudiante qui refuse de se marier avec le benêt Pomponnet), au contraire de Véronique Gens qui, même dans le rôle de plus en plus déboutonné de mademoiselle Lange, garde l’allure aristocratique dont elle n’arrive pas à se départir. Matthieu Lécroart est un Larivaudière très crédible, qui à lui seul résumerait la morale de cette histoire : quel que soit le régime en place, les politiques sont des fantoches, la corruption règne en maîtresse, la foule est incapable de réfléchir, mais tout finit par des chansons.

Incroyable Geoffrey Carey !

On sait que les Inc(r)oyables et les Me(r)veilleuses, sous le Directoire, ne prononçaient pas les « r » sous prétexte de ne pas raviver les souvenirs funestes de la Révolution. Ici, c’est un comédien américain, Geoffrey Carey, qui joue de son accent pour occulter la lettre fatale et s’inscrire dans le contexte choisi par le metteur en scène. Le résultat n’est qu’à moitié convaincant et remplace une convention (si on ose dire) par une autre, beaucoup moins historiquement informée. D’une manière générale, les dialogues mériteraient dans cette production d’être davantage travaillés ; passer du parlé au chanté est un art, et l’ouvrage gagnerait en fluidité et en nervosité si les chanteurs jouaient la comédie avec davantage de naturel, davantage de mordant.

Le chœur du Concert spirituel est quant à lui à son affaire, et Hervé Niquet dirige l’Orchestre de chambre de Paris avec ce mélange d’entrain et de précision, de gourmandise et d’exigence, qui fait sa marque. On sait grâce à lui quelles sont les vertus et les limites de La Fille de madame Angot.

* Réf. BZ 1046.

Illustration : Clairette et mademoiselle Lange ne sont pas tout à fait des jumelles (photo Jean-Louis Fernandez)

Charles Lecocq : La Fille de madame Angot. Avec Hélène Guilmette (Clairette), Véronique Gens (Mademoiselle Lange), Pierre Derhet (Pomponnet), Julien Behr (Ange Pitou), Matthieu Lécroart (Larivaudière), Floriane Derthe en alternance avec Ludmilla Bouakkaz (Amarante/Hersilie), Antoine Foulon (Louchard), Geoffrey Carey (Trénitz), Matthieu Walendzik en alternance avec François Pardailhé (rôles parlés). Chœur du Concert spirituel, Orchestre de chambre de Paris, dir. Hervé Niquet. Opéra Comique, 29 septembre 2023 (représentations suivantes : 1er, 3 et 5 octobre).

A propos de l'auteur
Christian Wasselin
Christian Wasselin

Né à Marcq-en-Barœul (ville célébrée par Aragon), Christian Wasselin se partage entre la fiction et la musicographie. On lui doit notamment plusieurs livres consacrés à Berlioz (Berlioz, les deux ailes de l’âme, Gallimard ; Berlioz ou le Voyage...

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