Contes et légendes de Joël Pommerat

Les robots et nous

Contes et légendes de Joël Pommerat

Au départ il y avait le projet de parler de l’enfance, et puis l’intelligence artificielle s’est glissée subrepticement dans l’esprit de Joël Pommerat : « Ces robots, qui sont des constructions de nous-mêmes, nous renvoient à nous-mêmes, êtres humains, en tant que constructions (sociales, culturelles). Ils font apparaître que nous sommes nous-mêmes des êtres « construits », en opposition avec l’idée que nous serions « naturellement » ce que nous sommes. Il n’y a pas de frontière si évidente entre des êtres « naturels » et « vrais » et de l’autre des êtres « construits » et « faux ». Question qui renvoie évidemment au théâtre.

Comme en arborescence, une galaxie de thèmes connectés entre eux s’est déployée : le rapport du vrai et du faux, du réel et de la fiction, la question du genre, du fort et du faible, des difficultés de l’adolescence, d’amour, des relations adultes/enfants, parents/enfants, des conséquences sur les uns et les autres de l’intrusion artificielle qui crée de véritables aliénations affectives et fragilise. Une fois le sujet posé, on n’a rien dit du spectacle ou pas grand-chose car Pommerat opère au-delà du discours (excepté quand il s’agit des discours des révolutionnaires de 1789 mis en scène dans son précédent spectacle ça ira, Fin de Louis en 2015). Il n’est jamais didactique et ne juge pas les situations théâtrales exposées qui nous embarquent dans des réflexions fructueuses sur notre société. L’écriture naît du travail sur le plateau avec les comédiens et des improvisations, et le texte s’écrit d’abord avec les corps. On ne vous dira pas l’âge des comédiennes engagées pour jouer garçons, filles et robots. Sur scène, elles ont 14 ans à tout casser. Admirable direction d’acteur et grand talent des artistes.

La scénographie d’Eric Soyer renoue avec l’esthétique de La Réunion des deux Corées ou Cercles fiction. Plateau nu, boîte noire, travail d’orfèvre des éclairages (Eric Soyer), du son et de la création musicale (François et Antonin Leymarie, Philippe Perrin) pour une succession de saynètes toutes à fort impact.
En ouverture, une scène de rue entre trois gamins ; la crudité extrême du langage, qui en dit long sur ce que nous sommes, révèle la peur et l’impuissance du « mec » qui n’arrive pas à savoir si la fille qu’il asticote est une vraie fille ou un robot. Ailleurs, un cinglé dresse des jeunes à la masculinité. A peine métaphorique. Les parents sont tous défaillants et comptent sur les robots pour pallier leurs insuffisances, leurs présences, leur devoir éducatif. Les ados aux prises avec les bouleversements de leur âge trouvent provisoirement le repos sur l’épaule d’une « personne artificielle ». Une scène très forte exprime en quelques minutes la complexité des contradictions qui accablent un gamin capable de dire des horreurs à sa copine enceinte et de tenir tête à son père qui veut abandonner ses enfants en lui enjoignant de se contenter de rapporter de quoi manger, lui se chargera des frères et sœurs qu’il houspille vertement parce qu’il y a loin de la résolution à son application. C’est cette mère qui se sait condamnée et veut acheter un robot pour prendre en charge l’intendance de la maison puisque son mari ne sait pas faire chauffer de l’eau dans une casserole. Le bon sens est à chaque fois du côté des enfants. Quand Pommerat prend le parti du mélo, c’est très réussi ; il fait surgir des émotions débordantes, incontrôlables qui disent la fragilité et la vulnérabilité des personnages.
Encore une fois, Pommerat se renouvelle pour notre plus grand bonheur. Ses contes et légendes sont ceux de notre temps. Ce spectacle noir et lumineux, dramatique et plein d’humour, devrait parler aux adolescents et ce n’est pas la moindre de ses qualités.

Contes et légendes texte et mise en scène Joël Pommerat. Avec Prescillia Amany Kouamé, Jean-Edouard Bodziak, Elsa Bouchain, Lena Dia, Angélique Flaugère, Lucie Grunstein, Lucie Guien, Marion Levesque, Angeline Pelandakis, Mélanie Prezelin. Scénographie et lumière, Eric Soyer. Costumes et recherches visuelles, Isabelle Deffin. Habillage –Création, Tifenn Morvan, Karelle Durand, Lise Crétiaux, Création perruques et maquillage Julie Poulain. Son François Leymarie, Philippe Perrin. Création musicale, Antonin Leymarie. Dramaturgie, Marion Boudier. Au théâtre de la Porte Saint-Martin jusqu’au 31 mars 2024. Durée : 1h50. A partir de 14 ans.
https://portestmartin.com

© Elisabeth Carrechio

A propos de l'auteur
Corinne Denailles
Corinne Denailles

Professeur de lettres ; a travaille dans le secteur de l’édition pédagogique dans le cadre de l’Education nationale. A collaboré comme critique théâtrale à divers journaux (Politis, Passage, Journal du théâtre, Zurban) et revue (Du théâtre,...

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