Paris, Théâtre de la Tempête

Belle du seigneur [Extraits]

Dans l’intimité d’Ariane

Belle du seigneur [Extraits]

Œuvre foisonnante, protéiforme, hymne à la passion amoureuse tournoyante, Belle du Seigneur a suscité mille superlatifs élogieux. Pourtant son succès repose d’emblée sur un léger malentendu qui en a discrètement perverti le sens profond. Albert Cohen connaissait le risque, puisque, de son point de vue, il n’y avait qu’une œuvre totale qui englobe Solal, Belle du seigneur, Les Valeureux. Gallimard ayant refusé de la publier en un seul volume, il a fallu soustraire ce qui deviendra deux romans artificiellement indépendants. Les Valeureux correspondent à la réunion de chapitres consacrés aux oncles et parentèles de Solal, Belle du seigneur est la suite directe de ce dernier.

Un drame fondateur

Tout ça pour dire qu’il est nécessaire de contextualiser cette histoire d’amour sous peine de passer à côté de l’essentiel. Cohen se sert de cette passion pour porter la problématique de Solal, Juif issu de sa petite île de Céphalonie, déchiré entre la fidélité à ses origines et le désir fou d’intégration dans le monde des « gentils ». Le jour de son dixième anniversaire, Cohen a expérimenté sa judéité découverte dans le regard des autres. Bien sûr il se savait juif mais il ignorait que c’était une honte, une malédiction ; un camelot le lui apprend ; apprentissage douloureux qui fondera sa vision du monde. Il se sauve du désespoir par la littérature qui joue le rôle de patrie d’élection, protectrice et bienveillante comme l’était l’enfance heureuse d’avant « le jour des dix ans », le paradis perdu à la recherche duquel il lance « sa plume d’or ». L’écriture lui permet de croire possible la réconciliation des deux parties de son être déchiré par la haine, déchirure figurée par l’antagonisme Orient/Occident. L’échec de la passion mis en scène dans Belle du Seigneur, c’est l’échec d’un rêve impossible mais aussi la preuve par l’exemple de l’inanité d’une relation construite sur le pouvoir, la loi du plus fort, le mensonge et l’isolement. Perdre de vue cette perspective est quelque peu réducteur, même si le roman reste malgré tout flamboyant et vertigineux.

La tentation du théâtre

Des metteurs en scène ont tenté d’aborder l’œuvre sous des angles divers et la plupart se sont cassé le nez sur une apparente théâtralité du texte qui est peut-être un leurre littéraire. Quelques exceptions notables cependant : Jean-Louis Hourdin (Des babouins et des hommes, Le Monde selon Albert Cohen) dont les spectacles étaient un hymne au Verbe, ou Anne Quesemand et Anne Danais (voir Les Soliloques de Mariette, webthea) qui ont donné la parole à Mariette, la bonne digne des servantes de Molière.

Une belle évocation d’Ariane

Bien qu’il contribue à réduire le roman à l’histoire d’une passion dévastatrice, on peut compter parmi les théâtralisations réussies, le spectacle conçu par Jean-Claude Fall et Renaud Marie Leblanc, et la comédienne Roxane Borgna – qui est pour beaucoup dans ce projet – ; une plongée dans l’œuvre et dans le bain d’Ariane à travers ses monologues. Roxane Borgna est concrètement dans sa baignoire, vêtue d’une robe blanche qui évidemment colle à sa peau mouillée et évoque vaguement une robe de mariée. La comédienne ne cherche pas vraiment à incarner Ariane mais exprime avec talent les mille facettes de ce personnage attachant, à la fois petite fille et amoureuse sensuelle, jeune femme futile et traversée par de vrais désespoirs, sage et extravagante, rêveuse et triviale. Surtout, elle sert magnifiquement la langue virtuose de Cohen, que lui-même qualifiait de « prolifération cancéreuse ». On passe sans respirer du mode comique au tragique le plus grave, pour rebondir sur les images les plus folles où le baroque le dispute à un lyrisme débridé. Le ton se fait tendre pour évoquer les petits animaux qu’elle aime tant, ou l’amour de sa vie, brutalement cynique quand elle raconte le pauvre mari stupide. Tous les sentiments passent sur le visage très expressif de la comédienne, de l’insouciance enfantine et heureuse à la pire angoisse de mort, toujours tapie dans l’ombre, en passant par l’exaltation amoureuse, évidemment. L’exercice est complexe et la comédienne réussit une véritable performance qu’il faut saluer. Se faire passeur de littérature est aussi une fonction du théâtre et pas des moindres.

Belle du Seigneur [Extraits], de Albert Cohen, mise en scène Jean-Claude Fall et Renaud Marie Leblanc. Collaboration à la scénographie, Gérard Didier. Costumes, décor et lumières, équipe technique. Avec Roxane Borgna. Au théâtre de la Tempête jusqu’au 16 décembre, du mardi au samedi à 19h45, dimanche à 15h30. Tel : 01 43028036036. Durée : 55 minutes.

photographie : Marc Ginot

A propos de l'auteur
Corinne Denailles
Corinne Denailles

Professeur de lettres ; a travaille dans le secteur de l’édition pédagogique dans le cadre de l’Education nationale. A collaboré comme critique théâtrale à divers journaux (Politis, Passage, Journal du théâtre, Zurban) et revue (Du théâtre,...

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