Du 13 janvier au 4 février 2024 à L’Odéon-Théâtre de l’Europe.

Les Emigrants d’après W.G. Sebald par Krystian Lupa.

Le tragique pardon impossible de ceux qui n’ont pas su voir la Shoah.

Les Emigrants d'après W.G. Sebald par Krystian Lupa.

W.G Sebald quitte l’Allemagne, son pays d’origine, à vingt-deux ans, dans les sixties, refusant la conspiration du silence contre les crimes nazis, mutisme pesant de l’Allemagne de l’après-guerre.

Sur les quatre récits du roman Les Emigrants de W.G. Sebald, le Polonais Krystian Lupa en choisit deux concernant les personnages de Paul Bereyter et Ambros Adelwarth, significatifs de l’intuition littéraire de l’auteur américain - figures inaccessibles, spectres ou fantômes, voués à l’oubli, que l’écriture ressaisit, tentant de reconstruire leur histoire énigmatique, alors qu’ils sont défunts, des personnages dont le récit est porté sur la scène par un narrateur attentif et à l’empathie naturelle.

Ces figures se répondent, s’emboîtent, se ré-ajustent l’une l’autre, similaires, selon le même geste d’exploration : des destins qui se font écho. Paul Bereyter est le seul de ces Emigrants à ne pas être exilé et Ambros Adelwarth, à ne pas être juif - même sentiment de déplacement, de décalage.

Radié de l’enseignement en 1936 du fait d’un aïeul juif, Paul quitte l’Allemagne, mais il y revient en 1939. Engagé dans l’armée d’Hitler, il combat auprès de ceux qui ont exterminé les siens. Ambros émigre aux Etats-Unis dans les années 1910, devient le majordome, le compagnon de voyage et l’amant de Cosmo Solomon, fils d’une famille juive aisée de Long Island. Ainsi, Paul vit un exil intérieur tragique, et Ambros, la tragédie du peuple juif par sa proximité avec les Solomon.

Le majordome évoque le juif imaginaire depuis lequel l’auteur écrit, selon le metteur en scène, car maître d’école et écrivain portent l’obsession muette de la Shoah, impardonnables de n’avoir rien vu - mise en abyme du trou noir hantant l’oeuvre (Arielle Meyer MacLeod, dramaturge, écrivaine).

La mise en scène de Krystian Lupa joue magistralement d’un jeu alternatif ou concomitant, glissant entre scènes vivantes au plateau, scènes à l’écran et images cinématographiques projetées, clichés photographiques, vignettes détachées, qui se superposent les unes les autres grâce à des voiles successifs comme posés, et d’où résulte une profondeur d’enchantement de dimension tant spatiale que temporelle - d’un lieu à l’autre, d’une époque à l’autre, hors de toute chronologie.

Les portraits se font flous et semblent s’effacer - ainsi, Helen, l’amoureuse de Paul, disparue dans les camps - ; d’un médium à l’autre, place est laissée à des portraits de groupe, à des scènes incarnées théâtralement, d’un mobilier de salle de classe européenne des débuts du XX ème à un intérieur bourgeois new-yorkais ou à un établissement psychiatrique à l’abandon, sans oublier la miniature orientaliste de Cosmo et Ambros, sous le ciel de Jérusalem, sous domination ottomane.

Lupa s’amuse du théâtre dans le théâtre, égrenant au fil de la représentation références scéniques et littéraires : la projection d’un extrait filmé de l’historique Classe morte de son incomparable compatriote polonais Tadeusz Kantor ; Lucy, l’amie de Paul et grande lectrice, cite l’Autobiographie de Nabokov. Auparavant, Helen aura fait allusion aux propos antisémites douteux du musicien Wagner. Les livres du maître d’école sont des accessoires de vie indispensables, sources de savoir dont les écoliers prennent conscience grâce à leur instituteur philosophe et directeur d’âme.

La vidéo permet de passer alternativement, de l’intérieur du plateau à l’extérieur de la Nature, où Paul contemple le ciel et les montagnes, les champs verdoyants et la beauté majestueuse des paysages, allongé dramatiquement sur des rails de triste mémoire ; ou bien jouant à la guerre avec ses élèves, pour rire, car la guerre, de nouveau d’actualité ici et là, est haïe : « Tu ne tueras point ».

Dans les deux volets, le narrateur est présent sur le plateau, double de l’auteur des Emigrants, qui observe, réfléchit et suit les mouvements intérieurs de ces personnages indécidables, respectant leur silence et secret, dans l’attente d’une réconciliation personnelle - précaution et prudence face à l’être exigeant et insatisfait qui souffre, à la recherche patiente du sens infini de son existence.
Saluons tous les interprètes, Pierre Banderet, Monica Budde, Pierre-François Garel, Aurélien Gschwind, Jacques Michel, Mélodie Richard, Laurence Rochaix, Manuel Vallade, Philippe Vuilleumier

Un spectacle splendide de Krystian Lupa, sensible et insondable, à l’écoute des non-dits, de ce qui se devine sans être formulé, un vide éloquent qui délivre ses messages d’acquiescement aux valeurs humanistes, au fil d’une création laissant advenir l’intuition universelle du respect de la vie.

Les Emigrants, d’après les récits Paul Bereyter et Ambros Adelwarth des Emigrants de W.G. Sebald, un spectacle de Krystian Lupa. Ecriture, adaptation, mise en scène, scénographie, lumière Krystian Lupa, collaboration, traduction du polonais vers le français Agniezka Zgieb, création musicale Bogumil Misala, création vidéo Natan Berkowicz, costumes Piotr Skiba. Avec Pierre Banderet, Monica Budde, Pierre-François Garel, Aurélien Gschwind, Jacques Michel, Mélodie Richard, Laurence Rochaix, Manuel Vallade, Philippe Vuilleumier. Du 13 janvier au 4 février 2024, du mardi au samedi 19h30, dimanche 15h, à L’Odéon-Théâtre de l’Europe, place de l’Odéon 75006- Paris.www.theatre-odeon.eu Tél : 01 44 85 40 40.

Crédit photo : Simon Gosselin.

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Véronique Hotte

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