La Fin de l’homme rouge de Svetlana Alexievitch
Vie et destin de l’homo sovieticus
Par un heureux concours de circonstances, la mise en scène de La Fin de l’homme rouge de la Biélorusse Svetlana Alexievitch par Stéphanie Loïk est sur la scène d’Anis gras à Arcueil exactement au moment où l’écrivain reçoit le prix Nobel de littérature. Une attribution hautement symbolique pour cette femme, écrivain et journaliste, engagée et dissidente qui n’a de cesse de gratter l’histoire de la Russie là où ça fait mal. Elle a été condamnée pour ses témoignages irrecevables par le pouvoir. Elle a été jugée à Minsk pour l’atteinte portée à la mémoire des soldats soviétiques en Afghanistan dans son texte Les Cercueils de zinc (admirablement mis en scène par Jacques Nichet en 2003).
Un minutieux travail d’enquête
La Fin de l’homme rouge est le fruit d’une centaine d’interviews de russes ordinaires de toutes générations et de tous âges, ceux qui rêvent encore de Staline malgré le goulag, ceux qui ont souffert dans leur chair des persécutions, ceux qui ont voulu croire au mirage de la perestroïka, ceux qui ont accueilli les bras ouverts le capitalisme et son cortège d’effets désastreux, ceux qui se sont sentis trahis. L’écrivain a recueilli les témoignages, leur point de vue non pas sur le socialisme mais sur des questions simples. " Je pose des questions, non sur le socialisme, mais sur l’amour, la jalousie, l’enfance, la vieillesse, sur la musique, les danses, les coupes de cheveux, sur les milliers de détails d’une vie qui a disparu. C’est la seule façon d’insérer la catastrophe dans un cadre familier et d’essayer de raconter quelque chose. De deviner quelque chose…L’histoire ne s’intéresse qu’aux faits, les émotions, elles, restent toujours en marge. Ce n’est pas l’usage de les laisser entrer dans l’Histoire. Moi, je regarde le monde avec les yeux d’une littéraire, et non d’une historienne".
Tombeau littéraire
Svetlana Alexievitch a retravaillé le matériau recueilli pour construire un portrait kaléidoscopique de ce qu’elle appelle "l’homo sovieticus" mais aussi, en creux, de la Russie moderne qui puise étrangement à la source des fondamentaux de l’URSS. Cette polyphonie de témoignages restitue la complexité d’un peuple qui se sent à part, différent, dont la jeunesse ne se reconnaît plus dans les valeurs de l’URSS mais pas non plus dans l’irruption de la société de consommation et une pseudo-liberté ("c’est quoi la liberté ? c’est quand on vit sans y penser [...] on nous a seulement appris à mourir pour la liberté") qui a engendré pauvreté et corruption, qui fait miroiter un ersatz de capitalisme avec les inconvénients de ses dérives mais sans ses avantages. Un peuple qui ne croit ni en son présent ni en son avenir et ne sachant plus à quel saint se vouer, redécouvre les valeurs de la religion comme dernier refuge. Mais il ne faut pas croire que l’écrivain prenne une position critique ; elle ne veut être que le passeur de toutes ces paroles, souvent contradictoires, peut-être aussi le garant de la mémoire d’une société disparue brutalement, aussi brutalement qu’elle est apparue. Aujourd’hui certains relisent Marx et Trotsky, imagine la réhabilitation de Staline, et pendant ce temps-là Poutine recycle les vieux symboles soviétiques, le rêve du grand empire, le culte de la personnalité, l’espionnage, la propagande et la censure, etc. Comme si ce pays ne pourrait jamais avoir accès à la démocratie qui là-bas n’est qu’un mot vide de sens.
Polyphonie du corps social
Stéphanie Loïk a fait un gros travail d’adaptation pour rendre toute la densité du texte mais surtout elle a su capter dans sa mise en scène l’esprit de l’homo sovieticus. Neuf comédiens, tous vêtus de noir, portent les paroles anonymes ; l’une d’entre eux représente l’écrivain (interprété par une comédienne au fort accent russe) ; parfois ses mots sont repris en écho par le choryphée (la voix du peuple), formé des huit autres comédiens. La chorégraphie est admirable d’invention et d’intelligence. Ils forment un bloc, ils sont un et multiples à la fois, un seul corps social porté par les mêmes gestes qui expriment avec sobriété et une riche palette d’expressions les caractéristiques du peuple russe : fierté, patriotisme, surdité et aveuglement, idéalisme, solidarité et solitude, etc. On croirait parfois voir les affiches de propagande soviétique vantant la jeunesse sportive et enthousiaste. Les comédiens se déplacent en permanence avec une lenteur mesurée dans une pénombre blafarde. Leur rythme et la musicalité de leurs phrasés donnent une pulsation souterraine au spectacle ; quand le tempo ne se fait pas militaire, il traduit les battements de coeur de ce peuple groggy qui tombe et se relève toujours et dont le désarroi rappelle les personnages de Tchékhov. Le spectacle est ponctué de quelques chants (chant de camp, chant orthodoxe, géorgien) interprétés a cappella par les comédiens avec grand talent. Il s’achève sur cette funeste intuition : "il y a une odeur de poudre dans l’air" et sur l’inaltérable hymne national. Un travail remarquable à tous points de vue dont le seul défaut serait la longueur de la partie centrale, pourtant pièce maîtresse de l’ensemble, mais dont la durée dilue un instant l’intensité du spectacle. La jeunesse des acteurs, tous excellents, issus de diverses écoles de théâtre, apporte une belle énergie à ce spectacle en forme de requiem, une sorte de tombeau littéraire d’une facture apparemment austère et qui dégage pourtant émotion et humanité. Stéphanie Loïk et ses comédiens dirigés au cordeau relèvent un véritable défi en faisant bruisser à nos oreilles les murmures, les colères, les tristesses, les déceptions et les espoirs du peuple russe.
La Fin de l’homme rouge ou le temps du désenchantement de Svetlana Alexievitch, traduit du russe par Sophie Benech. Adaptation et mise en scène, Stéphanie Loïk. Création lumière, Gérard Gillot. Création musicale, chef de chœur, Jacques Labarrière. Création costumes, Mina Ly. Préparation et chants russes, Véra Ermakova. Avec Vladimir Barbera, Denis Boyer, Véra Ermakova, Aurore James, Guillaume Laloux, Elsa Ritter.
Au théâtre de l’Atalante, Du 6 janvier au 3 février 2019 ; lundi, jeudi et samedi à 19h00,
mercredi et vendredi à 20h30, dimanche à 17h45. Tél : 01 42 23 17 29.
www.theatre-latalante.com
La Fin de l’homme rouge ou le temps du désenchantement de Svetlana Alexievitch, traduit du russe par Sophie Benech, Actes Sud.
Photo Benoît Fortrye