La Esmeralda, vraiment ?

Une adaptation bancale de l’opéra de Louise Bertin, La Esmeralda, est à l’affiche du Théâtre des Bouffes du Nord.

La Esmeralda, vraiment ?

ON A PU ENTENDRE, IL Y A QUELQUES MOIS, et dans d’excellentes conditions, au Théâtre des Champs-Élysées, le Fausto de Louise Bertin. On doit d’autres ouvrages à cette compositrice, dont La Esmeralda, opéra composé sur un piètre livret de Victor Hugo, créé à l’Académie royale de musique en 1836 avec la grande Cornélie Falcon dans le rôle-titre. C’est cet ouvrage qui nous est présenté dans une version défigurée (signée Benjamin d’Anfray et Jeanne Desoubeaux) au Théâtre des Bouffes du Nord, après deux représentations à Saint-Étienne et avant une tournée qui emmènera ce spectacle à Avignon, Meudon, Vichy et Tours.

Tout commence par un quart d’heure de musique électronique diffusée à fond les ballons, on se demande bien pourquoi, cependant que les protagonistes défilent sur la scène, se présentent, vont et viennent, s’exhibent. Enfin l’opéra commence. Ou plutôt son adaptation pour cinq musiciens et quatre chanteurs. L’orchestre est réduit, ce qui permet, comme autrefois les transcriptions, de faire circuler la musique. Soit. Les nombreux chanteurs de la distribution originale ne sont plus que quatre. Admettons. La cohérence de l’ensemble est maintenue tant bien que mal par un comédien jouant le rôle de Clopin Trouillefou, qui fait le lien d’une scène à l’autre grâce à différents textes puisés chez Victor Hugo. « Nous nous permettons des coupes, des ajouts, des digressions, convaincus que notre démarche et notre sensibilité à cette œuvre légitiment une adaptation forcément partielle », assure Jeanne Desoubeaux, chargée de la mise en scène. Le tout, bien sûr, « sans se soucier de trahir quiconque ». Car il s’agit de faire voir et entendre le théâtre musical « dans ce qu’il a de plus moderne » (que veut dire ce mot ?) – un théâtre musical, évidemment, « politique et engagé ».

Quand Frollo n’en peut plus

On reste rêveur devant de tels propos qui essayent de justifier un spectacle bancal, donné avec une distribution vocale sans unité, d’excellents instrumentistes et une fort belle scénographie (signée Cécile Trémolières) qui s’inscrit parfaitement dans la salle somptueusement délabrée des Bouffes du Nord. On se trouve ici dans plusieurs époques simultanées : celle de l’action de l’opéra, le XVe siècle, et celle du chantier de la cathédrale, la nôtre, où s’affairent deux ouvriers sur des échafaudages, appelés à plusieurs reprises à participer à l’action. Mais la mise en scène ne suit pas : hormis le bûcher final, mis à feu à partir des chaises précédemment utilisées sur la scène, le spectacle est statique ou inutilement agité. Le comble du grotesque est atteint lors de l’épisode où Esmeralda se refuse aux ardeurs de Phoebus, cependant que Claude Frollo, follement jaloux, s’excite en écoutant tout de la pièce voisine.

Il est vrai que Victor Hugo, en rédigeant le livret d’après son fabuleux roman Notre-Dame-de-Paris, n’a pas donné le meilleur de lui-même (« La nuit est sombre / J’entends des pas / Quelqu’un dans l’ombre / Ne vient-il pas ? »). Mais ainsi traité, l’opéra de Louise Bertin, entre coupures, commentaires, épisodes électroniques (il y en a plusieurs au cours du spectacle), a presque l’allure d’une parodie. Surnagent quelques pages (l’air des cloches chanté par Quasimodo, l’air d’Esmeralda dans sa prison, le trio réunissant Frollo, Esmeralda et Quasimodo), sans qu’on puisse se faire une idée précise de l’architecture et de l’ampleur de la partition originale.

Où est le style vocal ?

Les arrangements de Benjamin d’Anfray, qui tient aussi la partie de piano, sont assez réussis : violon, violoncelle, basson et clarinette (excellente Roberta Cristini au moment du bûcher final) jouent avec précision et allant, ce qui n’est pas précisément le cas des chanteurs. Il paraît que cette Esmeralda tronquée s’est accompagnée « d’une réflexion sur le style vocal des années 1830 » : or, on est loin ici de l’école de déclamation française mariée à la souplesse du style vocal italien. Pour un Christophe Crapez (Quasimodo) qui bénéficie d’une bonne technique mais ne trouve pas la couleur de l’air des cloches, combien d’aigus stridents chez Jeanne Mendoche (Esmeralda) qui fait l’impossible pour rendre crédible son Esmeralda costumée à la manière de Jeanne d’Arc ! Combien d’accents affectés chez Martial Pauliat (Phoebus), dont la voix de haute-contre mériterait d’être disciplinée ! Renaud Delaigue fut il y a vingt ans le Pape dans l’enregistrement de Benvenuto Cellini de Berlioz dirigé par John Nelson ; comme on aimerait que son phrasé soit aussi prenant que son timbre, comme on aimerait qu’il cesse de donner l’impression de parler quand il chante ! Reste Arthur Daniel, comédien qui se risque de temps en temps à fredonner, et qui fait preuve d’une belle dignité dans ce spectacle qui, à tout prendre, aurait beaucoup gagné à se contenter de la réduction pour piano signée Franz Liszt.

La Esmeralda attend toujours son heure. Il est possible, pour se consoler, de se reporter au vibrant enregistrement effectué en public, sous la direction de Lawrence Foster, lors de l’édition 2008 du Festival de Radio France et Montpellier (Euterpe/Accord).

Illustration : Christophe Crapez (Quasimodo), Renaud Delaigue (Frollo) et Arthur Daniel (Clopin). Photo Jean-Louis Fernandez

(D’après) Louise Bertin : La Esmeralda. Avec Jeanne Mendoche (Esmeralda), Christophe Crapez (Quasimodo), Renaud Delaigue (Claude Frollo), Martial Paulat (Phoebus), Arthur Daniel (Clopin Trouillefou). Ensemble Lélio : Roberta Cristiani (clarinette), Aline Riffault (basson), Marta Ramirez (violon), Lucie Arnal (violoncelle), Benjamin d’Anfray (piano, direction et arrangements). Mise en scène et adaptation : Jeanne Desoubeaux ; scénographie : Cécile Trémolières ; costumes : Alex Constantino ; lumières : Thomas Coux. Théâtre des Bouffes du Nord, 21 novembre 2023.

A propos de l'auteur
Christian Wasselin
Christian Wasselin

Né à Marcq-en-Barœul (ville célébrée par Aragon), Christian Wasselin se partage entre la fiction et la musicographie. On lui doit notamment plusieurs livres consacrés à Berlioz (Berlioz, les deux ailes de l’âme, Gallimard ; Berlioz ou le Voyage...

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