Critique – Opéra & Classique
Carmen de Georges Bizet
Cohérence et sagacité d’un transfert du romanesque au politique
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- 8 avril 2017
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L’opéra le plus joué au monde – un destin que n’avait pu imaginer son compositeur Georges Bizet mort trois mois après sa création en 1875 – n’en finit pas de mettre en ébullition l’imaginaire des metteurs en scène. Une Carmen de plus ? Celle que vient de signer l’homme de théâtre Daniel Benoin à Nice puis à Antibes se fonde sur une transposition dans le temps en parfaite adéquation avec le thème majeur de l’œuvre : la liberté.
Toujours espagnole, toujours sévillane, toujours belle et séductrice, Carmen enjambe ici un siècle et demi d’Histoire et se pose en 1936 à la veille de la guerre civile qui porta Franco au pouvoir. D’un acte à l’autre, de la mi-juillet à la mi-août de cette année de tous les dangers, Carmen selon Benoin fait vibrer ses sens et sa détermination. Précédée à chaque étape, d’images en ombres troubles, noires, blanches et couleurs sang, elle ne ressemble à aucune autre…
1936 : dans l’Espagne de cette année là, la République a tout juste cinq ans d’âge. Elle se révèle la plus démocratique jamais instaurée, la seule où les femmes ont à la fois le droit de vote, et le droit d’avortement. En avance sur toutes les autres démocraties. Comme sa voisine la France qui attendit 1944 pour leur accorder le droit de vote et 1975 pour celui d’avorter ! Mais cette jeune République en avance sur son temps n’était pas du goût des monarchistes nationalistes qui gravitaient autour du général Franco. On en connaît la suite, cette guerre civile prémonitoire de la seconde guerre mondiale.
Daniel Benoin positionne le destin de sa Carmen entre le 17 juillet et le 15 août 1936. D’un acte à l’autre dans le réalisme poétique des décors de Jean-Pierre Laporte, Carmen, l’ouvrière rebelle qui veut disposer seule de son corps et de sa tête rejoint les résistants au nationalisme qui chez Mérimée comme chez Bizet sont désignés contrebandiers. Leur mue, leur permutation s’inscrit dans une logique que ni les dialogues du livret de Meilhac et Halévy et encore moins les saccades enflammées de la musique de Bizet ne viennent contredire. Et, au-delà de cette analyse sociétale c’est la sensualité qui perce et domine. Des militaires émoustillés par l’innocente Micaëla, à Escamillo échauffé par la volupté de Carmen en passant par un Don José magnétisé par la découverte de l’amour, le sexe s’infiltre dans toutes les relations. Cette intrusion charnelle fit scandale en 1875. La création de Carmen suscita un tollé. De son ultime œuvre lyrique Bizet n’entendit que les échos d’un échec.
Benoin rend vie à ses pulsions intimes sans jamais sombrer dans la facilité. C’est un peu sa marque de fabrique, restée intacte depuis le Théâtre Daniel Sorano de Vincennes qui marqua ses débuts. Il passa ensuite quasiment un quart de siècle à la tête de la Comédie de Saint Etienne avant de prendre les rênes du Théâtre national de Nice qu’il anima pendant une autre décennie. Depuis 2013, date de la création du théâtre Anthéa-Antipolis à Antibes il en dirige les destinées théâtrales et lyriques.
La direction d’acteurs sert de fil rouge à son travail. Pour cette Carmen, elle atteint même les choristes qui un par un sortent du lot pour former des personnages à part entière. La prestation est rare. Son exigence en matière de diction rendrait ici superflus les sur-titrages pour la majorité des interprètes. On comprend les mots qu’ils chantent. C’est rare
La distribution de haut niveau vocal se plie en souplesse et musicalité à ses exigences de théâtralité. Pour le rôle-titre, la mezzo-soprano Aurore Ugolin impose sa beauté, sa féminité, sa présence volontaire et charnelle, sa voix chaude aux graves ciselés. Sa Carmen est une femme jusqu’au-boutiste, de la vie à la mort. Micaëla a la blondeur et la fraîcheur de Nathalie Manfrino, elle lui insuffle un mélange d’innocence et de vaillance, poussant ses aigus dans des extrémités de lumière qui dépassent l’aura de l’innocente jeune fille. Le ténor Luc Robert s’empare de Don José comme d’un petit frère timide, pas sûr de lui, mal dans peau. Timbre ample mais tout en douceur, jeu en retenue, il navigue sur les eaux des doutes et des douleurs. Contrairement à Escamillo, le fonceur qui ne craint ni les taureaux ni les femmes. Le baryton Jean-Kristof Bouton en fait un rouleur de mécaniques affecté dont la voix n’atteint pas toujours les volumes de ses exploits.
Les rôles secondaires passent parfois en premier plan, comme la Frasquita pétillante d’Amélie Robbins ou la Mercédès rayonnante de Marion Lebèque. Les voix et jeux de Jean-Vincent Blot /Zuniga, Christophe Gay/Moralès, Fréderic Diquero/Le Remendado, Michel Vassière/Le Dancaïre assurent des parcours subtilement maîtrisés.
L’Orchestre Philharmonique de Nice donne corps et muscle à la musique de Bizet sous la direction ferme et colorée de Nicolas Krüger.
Le pari de cette Carmen dont le coeur bat au souffle républicain tient la route.
Carmen de Georges Bizet, livret d’Henri Meilhac et Ludovic Halévy d’après Prosper Mérimée. Orchestre philharmonique, chœur et chœur d’enfants de l’Opéra de Nice, direction Nicolas Krüger, mise en scène et lumières Daniel Benoin, décors Jean-Pierre Laporte, costumes Nathalie Bérard-Benoin et Françoise Raybaud, vidéo Paulo Correia et Alain Bérard.
Opéra de Nice Côte d’Azur, les 19, 21, 23 & 25 mars
Anthéa d’Antibes les 5, 7 à 20h , le 9 avril à 15h30