Akila, le tissu d’Antigone de Bachelot Nguyen

Légitimité de la résistance

Akila, le tissu d'Antigone de Bachelot Nguyen

Incontournable de notre culture gréco-romaine et judéo-chrétienne, Antigone reste un symbole à facettes. Celui de la volonté d’une jeune femme de mettre sa vie en danger en bravant la loi afin de donner une sépulture décente à un frère mort lors d’un conflit armé, condamné par le régime royal en place à laisser sa dépouille en pâture aux charognards avec interdiction de l’inhumer sous peine de mort.

Une situation de tragédie

Il est apparu aux yeux de Marine Bachelot Nguyen que ce qui se passe aujourd’hui avec le comportement d’Akila pouvait correspondre à l’attitude ancienne d’Antigone. Alors que des enseignants sont assassinés, que des citoyens innocents sont victimes d’un terrorisme forcément et férocement aveugle, elle a imaginé un parallèle contemporain au dilemme auquel Antigone a été confrontée et cela de façon à nous interroger à propos d’un choix sur lequel chacun de nous est amené un jour où l’autre à donner son avis.

Comme l’héroïne de Sophocle ou celle d’Anouilh, Akila a une sœur, deux frères. L’un est mort volontairement dans une attaque islamiste, l’autre a été abattu par la police à l’occasion d’un contrôle de routine mal géré. Pour Akila, jusqu’à présent élève modèle, ce qui importe c’est que ses deux frères sont décédés. Elle a donc pris le choix de montrer son désaccord au fait qu’ils soient déconsidérés de manière identique par une majorité de citoyens. Dans la cour de son lycée, lors d’un hommage public aux victimes d’un attentat, elle se coiffe d’un voile blanc. Elle continuera à le porter désormais, en dépit du règlement de l’école interdisant le port de tout signe extérieur ayant accointance avec une religion.

Ce simple geste et sa détermination engendrent évidemment des réactions. D’une part l’établissement scolaire l’exclut des cours alors que le baccalauréat est en vue. D’autre part, le corps professoral se divise ; l’institution est ébranlée entre respect de la loi et responsabilité d’enseigner ; les élèves, dont son amoureux Hino, de surcroit neveu du proviseur (équivalent de Hémon fiancé d’Antigone et fils du roi) ne comprennent pas.

Le parallèle étant établi, reste maintenant à réfléchir sur la situation et de porter un jugement le plus équitable possible. C’est que l’autrice de cette pièce propose aux spectateurs parcourant les tenants et aboutissants de cette « provocation » qui a été une réalité dans plusieurs endroits de France, suscitant des remous divers et forcément contradictoires.

Des pistes pour une appréciation équitable

Cette pièce polémique se révèle un formidable outil de travail en vue d’un débat approfondi. Elle appartient en effet à une écriture qui se prête comme jamais à une lecture dans des classes. Le nombre de personnages est impressionnant, de sorte que chaque étudiant aura une participation active, non seulement lors de la première approche de l’œuvre mais en fonction du ou des protagonistes qui auront été portés par chacun(e ).

Les séquences assez brèves qui se succèdent tentent de faire un tour le plus complet possible de toutes sortes d’opinions, de points de vue les plus diversifiés. L’inventaire est impressionnant mais n’est en aucun cas ennuyeux comme le serait une démonstration purement intellectuelle et rhétorique. Les dialogues sont de l’ordre de la communication très ordinaire du langage courant. Ils prennent aussi des allures variées. Il en va ainsi, par exemple, lors des interventions un rien sarcastiques de la ‘radio pirate’ fomentée par un groupe d’élèves. Les échanges sont plus vifs entre les membres du corps enseignants. Les répliques d’une femme de ménage sont directes, celles d’Hino ont souvent la concision d’évidences spontanées. Si elle est à thèse, cette tragédie n’est donc pas pour autant rasante comme le serait un discours de circonstance.

Bachelot Nguyen a cherché et réussi à aborder une majorité d’opinions, une variété de points de vue. Si elle s’attarde sur des détails ou des informations, elle n’oublie néanmoins pas qu’il s’agit de théâtre, avec l’objectif de capter l’attention et la réflexion d’un public. La scène finale, qui rejoint l’usage du chœur antique du théâtre grec, prend des allures symphoniques pour aboutir à des perspectives ouvertes. Tout est alors pris en compte en fonction de l’Histoire, celle de la colonisation, celle des guerres fratricides, celle de l’évolution des mentalités, celle des erreurs de certaines décisions politiques…

Même si on imagine aisément qu’il est impensable de réunir tout le monde présent dans l’unanimité, il y aura au moins un entendement vers plus de tolérance que les positions démagogiquement populistes des jugements hâtifs, des préjugés ancrés, des arbitraires sectaires. Son rôle s’avère d’utilité publique car il s’agit bien ici de dépasser le stade des émotions incontrôlables et volatiles telles qu’on en trouve à foison sur les réseaux sociaux plus souvent phagocytés par l’outrance et moins soucieux de réflexion.

Un précédent engagé

Marine Bachelot Nguyen n’en est pas à son coup d’essai comme instigatrice d’une réflexion au sujet des rapports entre croyances, valeurs spirituelles et dérives potentielles. Sa précédente pièce, intitulée «  Le fils » raconte la dérive d’une mère de famille catholique conservatrice se laissant peu à peu happer par des partisans acharnés d’une religion ultraconservatrice.

Cette femme finit par participer à toutes les manifestations les plus virulentes contre la programmation d’œuvres prétendument sacrilèges, telles certaines mises en scène de Castellucci. En parallèle, pendant que la maman s’englue de plus en plus dans une obstination radicale, ses deux fils, délaissés, empruntent des parcours de vie eux aussi ultra. L’un s’intègre dans des groupes d’extrême droite tandis que l’autre dérive dans des groupes libertaires sans limites. Inévitable drame.

Compléter :
Amine Adjina, Gustave Akakpo, Métie Navajo, « La diversité est-elle… ? » ( www.webtheatre.fr/La-diversite-est-elle-de-Amine-Adjina-Gustave-Akakpo-et-Metie-Navajo )
Gilbert Ponté, « Samia » ( www.webtheatre.fr/Samia-de-Gilbert-Ponte )
Karim Akouche, « Lettre à un soldat d’Allah » ( www.webtheatre.fr/Lettre-a-un-soldat-d-Allah-de )

Lire : Marine Bachelot Nguyen, "Akila, le tissu d’Antigone", Carnières, Lansman, 2020, 18 p.
« Le fils  », Carnières, Lansman, 2017, 30 p.

Visionner : Teddy Lussy-Modeste, "Pas de vagues", Kazak Productions, Frakas Productions, 2023 (92’)
Jamal Rhalid, "Amal", Scope Picture, 2024 (100’)

A propos de l'auteur
Michel Voiturier
Michel Voiturier

Converti au théâtre à l’âge de 10 ans en découvrant des marionnettes patoisantes. Journaliste chroniqueur culturel (théâtre – expos – livres) au quotidien « Le Courrier de l’Escaut » (1967-2011). Critique sur le site « Rue du Théâtre »...

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