Jusqu’au 24 juin 2025 à La Scala Paris

Prière aux vivants, texte de Charlotte Delbo

Au bout de l’enfer

Prière aux vivants, texte de Charlotte Delbo

Née en 1912, très jeune, Charlotte Delbo a été une militante communiste et résistante contre l’occupant nazi. Entre 1939 et 1942, elle est secrétaire de Louis Jouvet jusqu’à ce qu’elle soit arrêtée. En janvier 1943, elle est déportée à Auschwitz, avec 230 autres prisonnières politiques, dont elle sera l’une des 49 survivantes. Dès son retour de déportation, elle commence à écrire, mais ne cherche pas à publier. En 1965, trois volumes paraissent sous le titre Auschwitz et après qui constituent le témoignage qu’elle s’était promis d’écrire en mémoire de ses compagnes de captivité. Elle publiera d’autres ouvrages sur son expérience concentrationnaire, dont Prière aux vivants pour leur pardonner d’être vivants (in Une connaissance inutile, deuxième volet de la trilogie, 1970)
Témoigner est une nécessité absolue, la seule façon de s’excuser d’être encore en vie ; c’est une déchirante tentative pour restituer l’odeur de l’horreur, mais aussi rendre leur identité aux cadavres anonymes entassés pêle-mêle dans les ravines en évoquant leur figure de vivant, des gestes simples, une stature, une respiration, un sourire. Dans un style d’une glaçante beauté, l’auteur évoque le froid, la faim, la peur, la violence, l’hôpital qui sonne bien souvent le glas, le Block 25, antichambre de la mort, où sont envoyées les prisonnières politiques trop faibles pour être utiles.

Marie Torreton prolonge le désir de transmission qui n’a jamais quitté Charlotte Delbo. Faire savoir, au plus près de l’impensable, ce qu’a été la déportation, l’inhumanité des nazis auxquels l’écrivaine oppose la bienveillance, la solidarité, en l’occurrence la sororité, puisque les femmes étaient réunies, séparées des hommes. Parmi les 230 déportées, presque toutes résistantes, du convoi du 24 janvier 1943, huit femmes ont formé un groupe solidaire en toutes circonstances, parmi lesquelles Charlotte Delbo.

Seul accessoire au milieu de la petite scène de la Piccola Scala, une servante est allumée. Selon la tradition théâtrale, une lampe sur un haut pied reste allumée la nuit, une sentinelle pour veiller sur les absents qui hantent le théâtre. Convoqués par Charlotte Delbo, les fantômes peuplent la scène. Le titre est emprunté à un chapitre d’Une connaissance inutile (1970), un long poème intitulé Prière aux vivants pour leur pardonner d’être vivants qui dit la culpabilité des survivants, le sentiment de n’en être jamais revenu, la nécessité de garder le lien avec ceux qui n’en sont pas revenus et d’honorer leur mémoire : « je vous en supplie/faites quelque chose/apprenez un pas/une danse/quelque chose qui vous justifie/qui vous donne le droit/d’être habillé de votre peau de votre poil/apprenez à marcher et à rire,/parce que ce serait trop bête à la fin/que tant soient morts/et que vous viviez/sans rien faire de votre vie. »

Marie Torreton s’efface derrière les mots de l’écrivaine qu’elle nous livre comme une offrande, un linceul de tendresse. D’une voix presque atone, à peine colorée, ourlée de douceur, et pourtant d’une intense présence, la comédienne est presque immobile, économe de ses gestes. Elle est une voix qui nous vient de là-bas, nous tire par la main et nous supplie de ne jamais cesser de raconter. Comme on prodigue des soins attentifs à un mourant, elle s’adresse avec douceur au grand corps brisé des victimes. Si la première partie du spectacle est consacrée à la déréliction des déportées, dans la deuxième partie, le théâtre s’avère une planche de salut, une source de vitalité. Le groupe décide de réécrire Le Malade imaginaire ( !) et de le monter. Charlotte Delbo dit le bonheur de retrouver un vers au bout de la journée. La mise en œuvre de ce projet leur redonne foi en la vie.
Marie Torreton sert avec beaucoup de justesse et de pudeur ce témoignage bouleversant. Elle donnera certainement à certains spectateurs l’envie de découvrir les livres de Charlotte Delbo. Faire entendre les témoignages, maintenant qu’il n’y a plus de témoins vivants. Une nécessité maintenant que tout le monde sait que le « plus jamais ça » est, à peu de choses près, rangé au rang des utopies.

Prière aux vivants, texte de Charlotte Delbo, adaptation et jeu Marie Torreton. A La Scala de Paris jusqu’au 24 juin 2025, à 19h15. Durée : 1h10.
www.lascala-paris.fr
© Thomas O’Brien

A propos de l'auteur
Corinne Denailles
Corinne Denailles

Professeur de lettres ; a travaille dans le secteur de l’édition pédagogique dans le cadre de l’Education nationale. A collaboré comme critique théâtrale à divers journaux (Politis, Passage, Journal du théâtre, Zurban) et revue (Du théâtre,...

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