Platonov d’Anton Tchékhov

Un héros romantique

Platonov d'Anton Tchékhov

Tchékhov a écrit cette pièce fleuve inachevée à 20 ans. Elle durait six heures et n’a jamais été jouée du vivant de l’auteur. Foisonnante, paradoxale, pleine de contradictions et même d’incohérence, elle n’en contient pas moins tout le théâtre à venir de Tchekhov. Chaque nouvelle mise en scène reconfigure la pièce pour mettre en relief tel ou tel aspect.

L’instituteur Platonov semble faire écho à Perdican, héros romantique de Musset de On ne badine pas avec l’amour, qui déclare sa foi en l’amour pour sauver le monde. Il en a la même désespérance et la même vitalité confondues. Considérant que les personnages sont mus par le désir, comme le seul contrefeu à la difficulté de vivre, Rodolphe Dana a choisi de mettre en relief les relations amoureuses entre les personnages jusqu’au vaudeville (voir la scène où Anna Petrovna vient retrouver Platonov chez lui nuitamment). L’humour y flirte parfois avec un esprit potache surprenant, tout comme dans la scène du feu d’artifice bruité par deux comédiennes qui écrasent du plastique bulle au fond d’une piscine bleue pour enfants pour simuler l’éclatement des pétards tandis qu’un autre imite le son des fusées avec sa bouche.

"Enterrer les morts et réparer les vivants"

Mais le ton général est plutôt languissant, voire crépusculaire, à l’image de la première réplique de la générale Anna Petrovna qui déclare tout de go qu’elle "s’ennuyote". Son salon est un bric-à-brac organisé qui traduit la situation financière précaire de la belle veuve représentative d’une noblesse en pleine décadence comme en témoigne la monumentale tapisserie rongée aux mites représentant une scène de chasse, mais aussi l’oisiveté de ce petit monde sans illusion qui confie aux jeux de société le soin de noyer ses angoisses existentielles (jeu d’échec, croquet, boules, etc.). Chez Anna Petrovna on ne rencontre que des créanciers qu’elle méprise mais entretient. Dans ce monde finissant où il ne reste qu’à "enterrer les morts et réparer les vivants", l’amour apparaît comme un dernier recours. Anna Petrovna aime l’instituteur Platonov, qui l’aime aussi mais, lucide sur lui-même, se refuse pour la protéger de sa veulerie et de son inconstance. Pourtant toutes sont amoureuses de cet homme insaisissable et il finira frappé par l’une d’elles qu’il aura trop désespérée. Dana donne de Platonov une vision assez univoque ; l’homme est d’emblée désabusé, sombre, et l’on se demande bien pourquoi il passe auprès des femmes pour un Don Juan, voire, "le seul être humain" de cette société. Dana a gommé la face solaire, brillante du personnage.
Si la distribution est inégale, il faut noter le couple truculent formé par le propriétaire terrien (Yves Arnault) et son fils (Antoine Kahan) ; David Clavel fait du traditionnel médecin de campagne tchékhovien un personnage très attachant, drôle, tendre bouffon alcoolique qui joue de la moumoute et de la peau d’ours. D’ailleurs tout le monde boit pour s’oublier, jusqu’à la générale, remarquable Emmanuel Devos qui illumine le spectacle de son talent fait d’un sens du rythme intérieur et d’une sidérante palette d’expressions. La comédienne déploie un incroyable sens du jeu (théâtral et ludique) tout en nuances. Elle donne à son personnage élégance et densité, gravité et légèreté ; de fugaces nuages de tristesse voilent son regard, balayés immédiatement par de fulgurants traits d’humour, presque subliminaux. Elle semble dans un perpétuel déséquilibre sur le fil des apparences qu’il faut essayer sauver.
On pourrait reprocher au spectacle un certain manque d’unité, de rythme mais à y regarder de plus près, ne serait-ce pas plutôt que la mise en scène un peu heurtée, tout en déséquilibres du collectif Les possédés porte les stigmates des blessures des personnages.

Platonov d’Anton Tchékhov, traduction d’André Markowicz et Françoise Morvan ; création collective dirigée par Rodolphe Dana ; adaptation Rodolphe Dana et Katja Hunsinger ; scénographie Katrijne Baeten et Saskia Louwaard ; lumières Valérie Sigward ; costumes Sara Bartesaghi Gallo. Avec Yves Arnault, Julien Chavrial, David Clavel, Rodolphe Dana, Emmanuelle Devos, Françoise Gazio, Katja Hunsinger, Antoine Kahan, Émilie Lafarge, Nadir Legrand, Christophe Paou, Marie-Hélène Roig.

Au théâtre national de La Colline jusqu’au 11 février 2015. Du mercredi au samedi à 20h, mardi à 19h30, dimanche à 15h. Durée : 3h30. Rés : 01 44 62 52 00.

Texte aux éditions Acte Sud
© Jean-Louis Fernandez

Tournée
13 février, L’Avant-scène, Colombes
16-17 février, La Passerelle, Gap
19-21 février, La Criée, Marseille
25-28 février, Théâtre Garonne Toulouse
4-8 mars, Théâtre Firmin Gémier La Piscine, Antony
12-13 mars, Le Quartz, Brest
17 mars, théâtre de Rungis
20-21 mars, Le Bateau feu, Dunkerque
25-29 mars, Théâtre du Nord, Lille
7-9 avril, Nouveau théâtre d’Angers
14-18 avril, théâtre Olympia, Tours

A propos de l'auteur
Corinne Denailles
Corinne Denailles

Professeur de lettres ; a travaille dans le secteur de l’édition pédagogique dans le cadre de l’Education nationale. A collaboré comme critique théâtrale à divers journaux (Politis, Passage, Journal du théâtre, Zurban) et revue (Du théâtre,...

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