Otello de Verdi à Strasbourg le 29 octobre.

Otello façon Hitchcock

L’Opéra le plus sombre de Verdi est monté par l’Opéra du Rhin de manière cinématographique avec un suspense hitchcockien. Sans laisser place à l’émotion.

Otello façon Hitchcock

Au moment où l’on apprenait la nomination de Ted Huffman à la tête du Festival d’art lyrique le plus prestigieux de France, celui d’Aix-en-Provence, s’ouvrait à Strasbourg, l’une des scènes de l’Opéra du Rhin, une série de représentations d’Otello dont il signe la mise en scène. Coqueluche des scènes lyriques internationales, le jeune metteur en scène et écrivain new-yorkais, qui endosse à Aix la très lourde tâche de succéder au regretté et flamboyant Pierre Audi, déçoit un peu dans Otello après avoir brillé par son savoir-faire et son minimalisme efficace au Festival d’Aix depuis un retentissant Couronnement de Poppée de Monteverdi, à l’été 2022, et réitéré ensuite avec d’autres œuvres.

Huffman qui n’est pas un nouveau venu à l’Opéra du Rhin où il a ressuscité en 2022 Les Oiseaux, opéra oublié de Walter Braunfels, part du principe que la narration verbale, musicale et gestuelle doit se suffire à elle-même sans être redoublée par la scénographie et le décor. En vertu de ce principe maximaliste, aucune couleur locale plus ou moins factice n’a pas sa place sur scène. En l’occurrence, nulle trace dans cet Otello, créé à la Scala de Milan en 1887, de la Chypre du XVIe où est censée se situer l’opéra inspiré à Verdi par le drame éponyme de Shakespeare. Après les seize ans d’absence dans la création lyrique qui ont suivi l’immense succès d’Aïda, le compositeur milanais se lance avec son librettiste Arigo Boito dans un drama in musica d’une extrême intensité avec un crescendo qui conduit inexorablement vers la mort.

Maure à Venise

L’action est centrée sur la personne du capitaine de la flotte vénitienne, le Maure Otello (rappelons qu’à l’époque, « maure » signifie aussi personne de couleur). Celui-ci vient de défaire la puissance turque et assure ainsi la prééminence éclatante de la Sérénissime sur la Méditerranée orientale. Tout semble sourire à Otello, époux comblé de la belle et pure Desdémone, n’étaient les manigances de son enseigne, Iago, qui visent à ébranler ce bonheur insolent et à instiller savamment le poison de la jalousie dans le cœur vulnérable du capitaine. Il y parviendra au-delà de toute espérance, l’affaire se terminant dans un bain de sang.

Au lever de rideau, pas de port de Famagouste ni de voile en vue comme le chante le chœur. On est dans un espace scénique hermétique, un rectangle peu profond cerné de hautes parois percées de quatre ouvertures pour les entrées et sorties. Seul l’agencement différent des tables et des chaises signale les changements de lieu au cours des quatre actes. Cette nudité supposée renvoyer au dénuement des scènes élisabéthaines, le metteur en scène la voit comme un huis-clos où se trament les intrigues d’une société méditerranéenne des années 1950.

Climat inflammable

Derrière le glamour et les convenances de surface, les pulsions se libèrent. Les hommes sont encore le moteur d’une vie sociale très codée, où la chaleur ambiante, la violence, la misogynie, l’ambition et le racisme latent (à l’égard du Maure Otello, forcèrent vulnérable, proie facile du manipulateur Iago) créent un climat étouffant, facilement inflammable, qui conduit au crime commis sur la personne de Desdémone. Mais ce féminicide s’accomplit de façon très « propre », non par étranglement dans la chambre des époux comme il est stipulé dans le livret, mais avec un revolver dans la salle où a eu lieu le festin final. Le spectacle très cinématographique ménage un suspense palpable aussi et surtout dans la musique, à la manière d’Hitchcock, époque Le Crime était presque parfait (1954).

Le problème avec ce type de mise en scène, c’est le côté prêt à l’emploi, pouvant s’appliquer à n’importe quelle situation sans guère laisser de place à l’émotion. D’autant plus que le travail de la direction des acteurs/chanteurs n’est pas très fouillé. Circonstance atténuante, Huffman avait construit son projet avec le ténor afro-américain Issacha Savage qui, outre qu’il connaît bien le rôle, avait été choisi afin de mettre en évidence le racisme subi par le Maure Otello. Or le ténor a dû renoncer au dernier moment à chanter et le rôle a été repris par le Géorgien Mikheil Sheshaberidze. Le grimage en noir (blackface) des chanteurs étant désormais tacitement prohibé, c’est tout un pan de l’analyse psychologique qui s’effondre.

Réel et symbolique

Juste retour des choses, dans cet opéra où les hommes tirent les ficelles, à Strasbourg, ce sont les femmes qui dominent haut la main la distribution. À commencer par la jeune cheffe italienne Speranza Scappucci, qui a été à bonne école avec Riccardo Muti. Son énergie éclate dès les premières notes de l’opéra qui n’a pas de prologue mais débute sur un mode allegro agitato par un fracassant coup de tonnerre annonciateur d’une effroyable tempête réelle et symbolique. La cheffe sait aussi mettre en valeur les couleurs de cette partition moderne avec des techniques d’orchestration innovantes, d’une grande sophistication. Sous sa baguette, la musique ne se contente pas d’accompagner le chant mais joue son propre rôle dans la dramaturgie. L’Orchestre philharmonique de Strasbourg se montre très réactif comme on le voit dans le magnifique prologue orchestral qui ouvre le quatrième et dernier acte. Remarquable aussi la direction du Chœur de l’Opéra national du Rhin auquel s’est adjoint celui de l’Opéra national de Lorraine. L’ensemble forme une imposante masse vocale et scénique maniée avec doigté.

L’autre grande gagnante de la soirée est la soprano franco-guatémaltèque Adriana González qui incarne une Desdémone très touchante. Dotée d’une puissance vocale indéniable et d’un beau legato, la chanteuse brille aussi par des pianissimi ultrasensibles et des aigus filés. Notamment au quatrième acte, quand son sort lui apparaît inéluctable, dans la Cantilène du saule et surtout dans, morceau de bravoure réservé aux voix les plus aguerries, dans son Ave Maria absolument renversant. C’est par elle qu’advient enfin l’émotion tant attendue.

Nettement un cran en-dessous, la distribution masculine ne parvient pas à convaincre ni à rendre crédible la trame dramatique. On ne s’attardera pas sur Mikheil Sheshaberidze, qui a pour grand mérite d’avoir accepté de remplacer au pied levé un rôle aussi exigeant que celui d’Otello, boule de souffrance graduellement portée à vif, avec plus ou moins de bonheur selon les séquences de sa descente aux enfers. Le baryton polonais Daniel Miroslaw (Iago) ne manque pas d’élégance mais du sens de la nuance qui convient au « serpent aux yeux verts ». Mais de tous les rôles masculins, c’est finalement le ténor espagnol Joel Priet en capitaine Cassio, proie facile sur qui se fixe le délire jaloux d’Otello, qui tire le mieux son épingle du jeu.

Photo : Klara Beck

Verdi : Otello. Avec Mikheil Sheshaberidze, Adriana González, Daniel Miroslaw, Brigitta Lustra, Joel Prieto, Jasurbek Khaydarov, Massimo Frigato, Thomas Chenhall. Direction musicale : Speranza Scappucci. Mise en scène, décors : Ted Huffman ; collaboration aux décors : Bart Van Merode ; costumes : Astrid Klein ; lumières : Bertrand Couderc ; mouvements : Pim Veulings. Chœur de l’Opéra national du Rhin, Chœur de l’Opéra national de Lorraine ; Orchestre philharmonique de Strasbourg, dir. Speranza Scappucci. Opéra du Rhin (Strasbourg), 29 octobre 2025. À Strasbourg jusqu’au 9 novembre, à la Filature de Mulhouse les 16 et 18 novembre.

A propos de l'auteur
Noël Tinazzi
Noël Tinazzi

Après des études classiques de lettres (hypokhâgne et khâgne, licence) en ma bonne ville natale de Nancy, j’ai bifurqué vers le journalisme. Non sans avoir pris goût au spectacle vivant au Festival du théâtre universitaire, aux grandes heures de...

Voir la fiche complète de l'auteur

Laisser un message

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.

S'inscrire à notre lettre d'information
Commentaires récents
Articles récents
Facebook