Ode maritime de Fernando Pessoa/Alvaro de Campos
voyage immobile
Ecrit en 1914 sous un des nombreux pseudonymes de l’auteur (Alvaro de Campos) ce texte n’a rien d’un éloge serein ; c’est un poème en fusion, par moments voyance, illumination, dérèglement rimbaldien de tous les sens. Un homme face à la mer se livre à la "mélancolie de pierre" du quai : "seul sur le quai désert ce matin d’été/je regarde du côté de la barre, je regarde l’Indéfini/Je regarde et j’ai plaisir à voir/Petit, noir et clair, un paquebot qui entre". Peu à peu, le poète tourne "le volant" intérieur de son imagination, hisse la voile pour prendre le large et rejoindre la pleine mer où déjà gronde la tempête intérieure de son voyage immobile. Tout connaître, éprouver toutes les sensations, au-delà du bien et du mal : "toutes les mers, tous les détroits, toutes les baies, tous les golfs/Je voudrais les serrer sur ma poitrine, bien les sentir et mourir". "Fuir avec vous la civilisation ! Perdre avec vous la notion de morale ! Sentir se transformer au large mon humanité ! Boire avec vous dans des mers du sud. De nouvelles sauvageries, de nouvelles révoltes de l’âme, De nouveaux feux centraux dans mon esprit volcanique ! Partir avec vous, me défaire de moi - ah, fous le camp, fous le camp d’ici ! - De mon habit de civilisé, de mes façons doucereuses, De ma peur innée des prisons, De ma vie pacifique, De ma vie assise, statique, réglée et corrigée !"
Au terme d’une exaltation —au cours de laquelle il entrevoit le visage de Dieu— qui le conduit à s’identifier physiquement au bateau ("mes sensations sont un bateau à la quille retournée, mon imagination, une ancre à moitié immergée/mon anxiété une rame brisée/Le réseau de mes nerfs, un filet qui sèche sur la plage"), il revient à lui, reprend pied dans le réel, accoste aux rivages apaisants de l’enfance où il jette l’ancre.
L’interprétation de Stanislas Roquette n’a rien à envier à celle de Jean Quentin Chatelain qui fut le voyageur immobile de l’hypnotique mise en scène de Claude Régy (2009). Ici, point de scénographie, pas de vague colorée ni de quai. Dans l’espace solennel d’une chapelle, Stanislas Roquette est debout derrière un pupitre, devant l’autel, en tenue de ville. Ce qui est annoncé comme une simple lecture est en réalité un vrai travail théâtral ; tantôt lisant, tantôt s’affranchissant du texte, le comédien dès les premiers mots, capte le regard des spectateurs comme s’il s’adressait à chacun en particulier. Sa silhouette adolescente, la douceur qu’il dégage, rien ne laisse présager le déchaînement à venir, l’exaltation hystérique, aux confins de la folie, qui s’empare de l’esprit et du corps pour le laisser exangue, provisoirement apaisé. Il se garde bien de toute incarnation pour se faire vigile, gardien du phare de cette poésie incandescente impossible à contenir dans le cadre d’un sens définitif, qui s’échappe toujours, ouvre indéfiniment des espaces nouveaux. Stanislas Roquette se fait passeur exigeant et généreux, guide du spectateur dans ce voyage tempétueux bouleversant.
Ode maritime de Fernando Pessoa/Alvaro de Campos, traduction du portugais, Dominique Touati, revue par Parcidio Gonçalvez et Claude Régy. Conception et interprétation, Stanislas Roquette. collaboration artistique, Miquel Oliu Barton. Son, Jérémy Oury ; lumières, Geneviève Soubirou, Yvan Labasse. A Cachan, au théâtre Jacques Carat. Durée : 1h.
photo Emile Zeizig