Manon de Jules Massenet
Manon dans le tourbillon du plaisir
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- 11 mai 2019
- Critiques
- Opéra & Classique
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Faire du plaisir la clef de voûte du Manon de Massenet est-il un choix coupable ? Plaisir des corps, des jeux, du sexe et de l’argent : Olivier Py plonge Favart dans un univers sans pudeur. 135 ans après sa création dans cette même salle, Manon revient de belle manière : l’image est soignée et le chant envoûtant.
Après Genève en 2016 et Bordeaux cette année, cette Manon n’est plus tellement une surprise et a déjà fait parler… Sans trahir le roman de l’Abbé Prevost ni le livret d’Henri Meilhac et Philippe Gille, le point de vue d’Olivier Py a le mérite de la surprise et du décalage. L’intrigue est transposée dans un monde de prostitution, de corruption et de tentations où la légèreté du plaisir déculpabilisé tutoie l’impression d’une déchéance incontrôlable. N’en déplaise aux quelques spectateurs agacés –quelques huées au salut-, on louera à la mise en scène le mérite de la cohérence et de l’exploitation, de bout en bout, d’un parti-pris singulier assumé. Indignation devant la force d’une image crue ou nostalgie d’un classicisme du XVIIIe ? On est loin, il est vrai, de la tradition, lorsque sont convoqués pendant trois heures la nudité omniprésente, le commerce de la chair, les jeux sexuels et les combats dans la boue…
Bienvenue dans une ville pluvieuse de briques noires, une rue où les hôtels s’alignent, néons clignotant. Les décors modulaires bien pensés donnent à chaque tableau son atmosphère particulière : abbaye austère, chambres d’un hôtel de passe, cabaret… Les costumes sont sans équivoque et complètent l’ensemble : les hommes, un brin mafieux s’affairent en costume sombre. Les femmes –Manon compris- en bas et porte-jarretelles sont elles aussi en « tenue de travail ». Le virage pieux de Des Grieux et de Manon est représentatif de la liberté d’interprétation prise par Py. Si le premier s’isole véritablement dans l’austère Saint-Sulpice, Manon semble plutôt prendre le chemin de l’enfermement dans un lupanar que dans un couvent. Du sens est aussi donné aux objets, à l’image de la scène Manon-Des Grieux où une boule à facettes tient lieu de symbole de la bascule des vies. Plus tard, une roue de la fortune tourne infiniment, le crucifix se décroche du mur à mesure que la passion amoureuse rejaillit…
La photographie est léchée et les tableaux aboutis grâce à la combinaison fluide des décors de Pierre-André Weitz et des lumières de Bertrand Killy, illustrant le faste et la fête ici, la peine et les confessions là.
L’homme de théâtre ayant réussi son coup, qu’en est-il de la musique ?
A la baguette, Marc Minkowski dont la direction passionnée fait entendre les jolies couleurs des Musiciens du Louvre. On goûte tout particulièrement la belle présence des bois (et du hautbois !), le souffle et la dynamique des cordes. Le chœur de l’Opéra national de Bordeaux donne à l’ensemble un allant plaisant. Sur ce socle sûr et délicat peut reposer sans crainte une distribution de haute volée, tirée par la grâce de Manon.
Patricia Petitbon brille en Manon joueuse et lassive, sensible et torturée. Son aisance technique et ses qualités vocales lui offrent de s’abandonner absolument au jeu de scène. Et la magie opère, comme pour cet « Adieu, notre petite table » tout en délicatesse où le temps semble quelques instants suspendu. La prestation est complète : diction et projection excellentes, précision et puissance, à l’image d’un « Je marche sur tous les chemins » plein de nuances et de maîtrise. Quelle Manon magnifique !
Frédéric Antoun lui donne la réplique en un Des Grieux expressif et engagé. S’il semble à quelques reprises tenu de forcer quelques aigus, le ténor canadien fait entendre une voix bien posée et un timbre profond, appuyée sur des mediums riches. Antoun, dans une prestation émouvante, retranscrit les tourments d’un homme écartelé entre la pression paternelle, l’engagement, et bien entendu l’amour endiablé pour Manon.
Jean-Sébastien Bou montre une voix claire, puissante et bien projetée dans les aigus, alors que l’émission de quelques graves semble plus difficile. Le Français fait un Lescaut vicieux, maladroit et sans scrupule. Damien Bigourdan, en Guillot de Morfontaine, est autant un acteur machiavélique et amusant qu’un chanteur à la voix sonore et bien projetée. Complices, charmeuses et espiègles, Poussette, Javotte et Rosette, sont joliment incarnées par Olivia Doray, Adèle Charvet et Marion Lebègue.
Monsieur de Brétigny est chanté par un Philippe Estèphe énergique. Le comte des Grieux interprété par Laurent Alvaro fait un personnage ferme et respecté. Les seconds rôles sont eux aussi bien exécutés.
La mise en scène bouscule certes les conventions, mais elle présente le mérite de la cohérence, et celui d’offrir à cette Manon légère, frivole et charnelle un terrain de jeu inédit. Il fallait une grande chanteuse pour parfaire le tout, Patricia Petitbon a sublimé le rôle ! Avec cette Manon, laissons-nous convaincre que le plaisir est le moteur de l’âme humaine…
Opéra-comique en cinq actes de Jules Massenet. Livret d’Henri Meilhac et Gille d’après le roman de l’abbé Prévost l’Histoire du chevalier Des Grieux et de Manon Lescaut. Créé à l’Opéra comique en 1884.
Direction musicale Marc Minkowski ; Mise en scène Olivier Py ; Collaboration à la mise en scène et chorégraphie Daniel Izzo ; Décors et costumes (réalisation) Pierre-André Weitz ; Lumières Bertrand Killy. Les Musiciens du Louvre, l’Académie des Musiciens du Louvre ; Chœur de l’Opéra national de Bordeaux – chef de chœur : Salvatore Caputo.
Avec :
Manon Lescaut Patricia Petibon ; Le chevalier Des Grieux Frédéric Antoun ; Lescaut Jean-Sébastien Bou ; Guillot de Morfontaine Damien Bigourdan ; Monsieur de Brétigny Philippe Estèphe ; Le comte Des Grieux Laurent Alvaro ; Poussette Olivia Doray ; Javotte Adèle Charvet ; Rosette Marion Lebègue ; Les deux gardes Pierre Guillon et Loïck Cassin (7, 13, 19 mai) / David Ortega et Simon Solas (10, 16, 21 mai) ; L’Hôtelier Antoine Foulon.
A l’Opéra Comique, Salle Favart
les 7, 10, 13, 16, 19 et 21 mai 2019.
Photo S.Brion