Les Enivrés d’ Ivan Viripaev
Le plateau ivre
« Le Théâtre m’a sauvé d’une carrière de criminel pour la seule et bonne raison que le banditisme et le théâtre ont deux choses en commun : le romantisme et l’escroquerie » explique, histoire de se définir, Ivan Viripaev représentant ironique et turbulent de la nouvelle dramaturgie russe et sans doute un des plus joués sur nos scènes européennes.
En France, on le découvre en 2002 avec la présentation au Théâtre de la Cité Internationale de Rêves, spectacle en six tableaux hallucinés et hallucinants autour de jeunes gens d’Irkoutst sa ville natale en Sibérie Orientale. Depuis, d’Oxygène à Danse « Delhi » en passant par Genèse 2 et d’autres pièces, Ivan Viripaev n’a cessé d’occuper nos scènes. Metteur en scène, réalisateur et comédien, l’auteur écrit en praticien du plateau qui sait ce qu’il faut de muscles pour arpenter la scène, que chaque texte est une langue à mastiquer. La sienne taillée dans la chair du temps est crue, triviale, discrètement entrelardée de lyrisme et c’est à belles dents qu’y mordent les comédiens et comédiennes que Clément Poirée a rassemblés sur le plateau du Théâtre de la Tempête. Les mots qu’ils mâchent, titrent un fort taux d’alcool, ce qui ne va pas sans vertige, carambolages et embardées plus ou moins heureuses dont certaines, telle la scène finale, qui par leur violence et leur noirceur soulèvent le cœur.
C’est en effet à une folle nuit d’ivresse, pas très câline, que nous invite Clément Poirée. S’y croisent en chaloupant, toute une galerie de personnages aux statuts et aspirations diverses mais tous « bourrés comme des cantines » aurait dit Antoine
Blondin. Ça tangue sous les pieds comme dans la tête. On tombe du canapé ou dans le caniveau, renverse la table en affirmant que sa mère, défunte depuis belle lurette, n’est pas morte, se pend au cou de son meilleur ami pour lui avouer qu’on a couché avec sa femme, on affirme en boucle que Dieu n’existe pas mais est en chacun de nous, on vitupère l’Europe impuissante et le capitalisme assassin. On dit le tout et son contraire, tient des propos d’ivrognes sur la vie, l’amour, la mort qui sont autant d’aveux de mal être et de nausées des âmes.
Histoire de faire bonne mesure à l’instabilité de l’ivresse, d’enfoncer le clou de tous les déséquilibres, Clément Poirée, avec la complicité scénographique d’Erwan Creff, installe les personnages sur un plateau qui tourne au fil des scènes et dont la vitesse varie en fonction de leur taux d’alcoolémie tandis que pour jeter des ponts entre la scène et la salle, entre deux hoquets, surgissent des coryphées dionysiaques et clownesques qui poétisent autour du vin et des bienfaits de l’ivresse. Si, comme le suggère la bande son (Stéphanie Gibert), l’extrême ébriété cogne fort aux tempes, elle empâte aussi la langue et embarrasse l’élocution, mais qu’importe, après tout, les propos inaudibles, les corps et les mouvements des comédiens, tous au mieux de leur forme y suffisent et font que nous restons, comme pris de boisson nous-mêmes, accrochés aux basques de cette désopilante et pathétique assemblée d’ivrognes qui pissent sur Dieu, le monde et les hommes en rêvant d’amour et d’absolu.
Les Enivrés d’Ivan Viripaev, texte français Tania Moguilevskaia et Gilles Morel, mise en scène Clément Poirée avec John Arnold, Aurélia Arto, Camille Bernon, Bruno Blairet, Camille Cobbi, Thibault Lacroix, Matthieu Marie, Mélanie Menu. (Durée 2h20)
Théâtre de la Tempête jusqu’au 22 décembre tel 01 43 28 36 36 www.la-tempete.fr
Photos © Hélène Bozzi