L’Envol des cigognes de Simon Abkarian
Tragédie méditerranéenne
Présentés comme les deux éléments d’un diptyque Le Dernier Jour du jeûne, « tragi-comédie de quartier » (voir la critique de Dominique Darzacq), et L’Envol des cigognes, « tragi-comédie de quartier en guerre », pourraient être les deux premiers volets d’un triptyque dont le dernier acte a été écrit avant les deux premiers, Pénélope ô Pénélope (prix du syndicat de la critique en 2008), qui racontait l’histoire d’une épouse attendant le retour de son mari parti à la guerre.
Après la truculence du Dernier jour du jeûne, L’Envol des cigognes plonge le quartier si vivant et haut en couleur dans la noirceur de la guerre. Même principe scénographique, sur le plateau du Théâtre du soleil, des blocs sur roulettes sont déplacés par les comédiens, modifiant la géométrie topographique, chaque cube figurant un lieu, une maison. Une scénographie modulable comme on a pu en voir dans les mises en scène d’Ariane Mnouchkine dont s’est peut-être souvenu Simon Abkarian qui a fait ses armes dans la troupe du Soleil.
Dans un lieu volontairement non identifié de l’espace méditerranéen, la guerre a bouleversé le cours tranquille de la vie des personnages que l’on avait quittés heureux, rieurs et chamailleurs. Dans le désastre quotidien où vivre n’a plus de sens, il s’agit de survivre, se protéger, manger. Le spectacle s’ouvre sur une apparition tout droit sortie de la Grèce antique, un oracle, une Cassandre qui prédit les malheurs à venir dans une longue plainte. La langue épique et généreuse d’Abkarian tissée de poésie fleurie et de trivialité, d’imprécations et de lamentations, et toujours relevée d’un humour piquant en toutes circonstances, rappelle l’univers d’Albert Cohen, exubérant, toujours exagéré, forcément tragiquement drôle.
Ce deuxième volet est moins percutant que les deux autres car plus bavard ; le propos et le style s’alourdissent parfois comme contaminés par le climat délétère. Pourtant quelques scènes ont un pouvoir d’évocation puissant comme celle incroyable de la mise au monde métaphorique d’une enfant abandonnée et adoptée, figurant une seconde naissance dans la famille qui l’a sauvée et lui a offert de l’adopter. Et deux jolies scènes en forme d’hommage à Roméo et Juliette, celle du balcon et surtout l’évocation de l’éveil des amoureux où Juliette préfère entendre le chant du rossignol quand c’est celui de l’alouette de l’aube annonciatrice de leur séparation. Ici, signal pour le combattant qu’il faut regagner son poste et s’arracher de même aux bras de son aimée. Et puis les comédiens campent des personnages à la forte personnalité. On a pu admirer leur évolution du Dernier jour du jeûne à L’Envol des cigognes.
Au cœur du désastre, quand tous les repères sont perdus, les femmes, éternelles vigies, sont sources de vitalité comme elles l’étaient en temps de paix. Abkarian rend un bel hommage émouvant à celles qui sont à ses yeux plus que de véritables héroïnes du quotidien. Abkarian signe une aventure théâtrale épique, moderne et ambitieuse.
L’Envol des cigognes. Texte et mise en scène Simon Abkarian. Avec Simon Abkarian, Maral Abkarian, Ariane Ascaride, Serge Avédikian, Assaâd Bouab, Pauline Caupenne, Laurent Clauwaert, Délia Espinat Dief, Marie Fabre, Victor Fradet, Eric Leconte, Eliot Maurel, Océane Mozas, Chloé Réjon, Catherine Schaub-Abkarian, Igor Skreblin. Au Théâtre du soleil jusqu’au 14 octobre 2018.
mercredi 10 octobre et tous les jeudis. Intégrale Le Dernier Jour du jeûne et L’Envol des cigognes, le samedi à 16h et le dimanche à 13h. Durée : Le Dernier Jour du jeûne : 2h30, L’Envol des cigognes : 3h30 (avec l’entracte). Entracte d’une heure entre les deux spectacles lors des intégrales. Résa : 01 43 74 24 08.
© Antoine Agoudjian