Une biographie d’Erik Satie
Insaisissable Satie !
À l’occasion du centenaire de la mort d’Erik Satie, Christian Wasselin publie une biographie alerte et documentée d’un des compositeurs phares des Années folles.
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- 3 septembre
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CRÉATEUR IRRÉSISTIBLE ET ÉNIGMATIQUE, personnalité affable et irascible, solitaire et mondaine, érudite et spontanée, Erik Satie (1866-1925) reste l’une des figures les plus secrètes de la musique du XXe siècle. Pour le centenaire de la disparition du compositeur connu surtout (et parfois exclusivement) pour ses Gymnopédies, notre collaborateur Christian Wasselin fait revivre l’artiste perpétuellement désargenté qui se nommait lui-même « Monsieur le Pauvre », auteur d’innombrables études, préludes, sonatines, musiques de ballets et autres chansons. Dont des Peccadilles importunes (1913), pièces enfantines pour piano qui disent tout de sa candeur.
Écrit d’une plume alerte, vivante et documentée, le livre suit au jour le jour les pérégrinations et les luttes pour la survie matérielle et artistique du musicien qui fit les grandes nuits de Pigalle au tournant du siècle. Parisien dans l’âme, le natif de Honfleur dut pourtant s’exiler dans un logement exigu, sans eau ni électricité, en proche banlieue, à Arcueil. Il ne cessa pas pour autant de frayer avec les mécènes et le Tout-Paris artistique du début du XXe siècle, qu’il rejoignait à pied, vêtu de ses sempiternels costumes et coiffé de son melon fétiche.
Les études sur Erik Satie ne manquent pas et vous en citez plusieurs. En quoi estimez-vous une nouvelle biographie nécessaire à l’occasion du centenaire de sa mort ?
Quand je me suis attelé à cette recherche pour les éditions Gallimard, je ne connaissais guère de Satie que les Gymnopédies et les Gnossiennes. Ce fut pour moi l’occasion de partir à la découverte d’un musicien célèbre et méconnu, et d’écrire un livre qui ne soit pas une hagiographie. Je suis parti de zéro, et j’ai fini par me faire une opinion personnelle sur l’homme et le compositeur, loin de toute vision a priori.
Comment expliquer qu’un musicien aussi complet et prolifique soit souvent seulement connu pour ses Gymnopédies ?
Les Gymnopédies, et dans une moindre mesure les Gnossiennes, ont été surabondamment utilisées par le cinéma, la télévision, la publicité, ce qui explique la célébrité de ces pages dont beaucoup d’auditeurs cependant (si tant est qu’on puisse parler d’auditeurs s’agissant de la publicité !) ignorent qu’elles sont signées d’un compositeur nommé Satie. Il faut dire aussi que ces pages comptent parmi ses plus personnelles. Satie a beaucoup écrit, essentiellement pour le piano, mais il s’agit souvent d’œuvres très brèves, qui se prêtent mal à l’exercice du récital, et qui peuvent donner une impression de morcellement. C’est l’une des raisons pour lesquelles il est très absent des programmes de concert, même en cette année anniversaire.
Son gagne-pain de « tapeur » [pianiste NDLR] dans des cabarets de Pigalle, comme le fameux Chat noir, n’était-il pas chronophage et n’hypothéquait-il pas le temps consacré à la composition musicale savante ?
Certes, mais on a l’exemple d’autres compositeurs qui ont été dévorés par des occupations annexes (Berlioz par son activité de journaliste, Rachmaninov par sa carrière de virtuose) et qui ont su toutefois prendre le temps pour aller à l’essentiel.
Ses amitiés dans les cercles artistiques de son temps, musiciens (Groupe des Six, Debussy, Ravel), poètes (Mallarmé, Verlaine, Cocteau…), peintres (Suzanne Valadon qui fut un temps sa maîtresse), semblent aussi fécondes que tourmentées et fugaces.
Écrire la vie de Satie permet en effet de croiser de très nombreuses personnalités de différents milieux, et c’est en quoi ce travail a été passionnant. Satie a vécu moins de soixante ans mais il est né sous le Second Empire et mort au milieu des Années folles. Il a donc connu des époques très différentes et des mouvements artistiques nombreux. Comme il était plus apprécié des peintres, des sculpteurs et des cinéastes que des musiciens, son horizon était très large : songez que le ballet Parade, composé sur un argument de Cocteau, a été créé dans des décors de Picasso et avec une chorégraphie du danseur russe Léonide Massine. Mais il faut rappeler que l’essentiel de l’œuvre de Satie est composé pour le piano, si l’on excepte quelques mélodies, trois courts ballets (dont Parade), Socrate (cantate sur des textes de Platon traduits par Victor Cousin) et la brève Messe des pauvres.
Son goût pour la solitude et sa retraite forcée à Arcueil ne l’ont-ils pas condamné à un isolement de dandy au petit pied ?
Je ne sais pas s’il faut parler de solitude ou bien d’isolement à propos de Satie. Le paradoxe est qu’il s’est exilé pour toujours à Arcueil dès 1898 (il a alors trente-deux ans), notamment pour des raisons financières, mais qu’il est devenu célèbre plus tard, à partir de 1911, quand il a été pris en otage par les partisans de Ravel, qui se sont servi de lui pour marginaliser Debussy, et surtout à partir de Parade, en 1917. Sa célébrité n’a ensuite fait que croître jusqu’à sa mort. Les milieux mondains se plaisaient à inviter ce pauvre tiré à quatre épingles, ce dandy vivant dans une triste banlieue, ce personnage dont on appréciait le pittoresque et les bons mots.
Ses penchants pour l’occultisme (l’Ordre de la Rose-Croix), la religion qu’il a créée (« L’Église métropolitaine d’art de Jésus-Conducteur », dont il est le grand-prêtre et seul fidèle) ne dénotent-ils pas une personnalité fantasque, incompatible avec l’étude musicale ?
Effectivement, il ne faut pas réduire Satie à une figure malicieuse. Son compagnonnage avec le Sâr Peladan, fondateur du « Tiers Ordre de la Rose-Croix catholique et esthétique du Temple et du Graal », est une étape étonnante dans sa vie, faite d’un mysticisme exacerbé. L’Église que vous venez de citer, qu’il a fondée après sa rupture d’avec Peladan, n’est pas moins ahurissante. On découvre là un Satie sérieux comme un pape (!), voire sectaire, à moins qu’il s’agisse de l’un de ces nombreux masques avec lesquels il a aimé se protéger.
Et son étape à la Schola Cantorum ?
Elle est partie d’un constat simple : comme sa formation au Conservatoire s’était révélée insuffisante, Satie a décidé, à quarante ans, de reprendre ses études, mais dans un cadre moins contraignant. À cette époque, les aspirations mystiques étaient déjà bien loin derrière lui.
On sent une frustration de votre part à voir le créateur se réduire lui-même à des formes légères (presque exclusivement pour le piano) alors qu’il aurait pu s’atteler à des œuvres plus complexes…
C’est vrai, à plusieurs reprises je m’emporte presque contre lui ! Satie a également perdu beaucoup de temps en polémiques stériles, alors qu’il aurait dû se concentrer sur l’essentiel : son œuvre. Mais il est vain de prétendre refaire l’Histoire : Satie est ce qu’il est et ce qu’il a fait, ne cherchons pas à le contraindre post mortem à aller au-delà de lui-même !
Propos recueillis par Noël Tinazzi
Christian Wasselin : Erik Satie, Gallimard, coll. « Folio/biographies », 2025, 340 p., 10,50 €.



