Didier Thibaut, directeur de la Rose des vents

Culture transfrontalière à Villeneuve d’Asq

Didier Thibaut, directeur de la Rose des vents

Au cœur de Villeneuve d’Ascq, banlieue universitaire de Lille, La Rose des vents. Joli nom pour une Scène nationale sensible à l’air du temps depuis quarante ans, dirigée par Didier Thibaut depuis 1988. Cette longévité lui permet de suivre les transformations du paysage culturel avec sagacité. « J’ai eu la chance de travailler dans une grande métropole où les tutelles m’ont laissé inventer ce que je souhaitais. J’ai ici une liberté totale ». Auparavant, Didier Thibaut s’était « fait les dents » auprès de deux personnalités de talent, Maurice Fleuret (deux ans) puis Jean-Claude Casadesus (six ans) « mes deux papas, mes deux maîtres ». En 1982, il avait créé et dirigé pendant quatre ans le CDC (Centre de développement culturel) de Boulogne-sur-Mer. C’était l’époque bouillonnante du ministère Lang.

Quand la géographie joue son rôle

« J’ai une chance extraordinaire, La Rose des vents est située à une frontière. A dix minutes en voiture de la Wallonie, à quinze de la Flandre. Le hasard faisant bien les choses, nous sommes à immédiate proximité du triangle d’or de la création européenne : Gand, Anvers, Bruxelles, et cela a transformé mon regard et cette maison. Nous avons été, par choix, une porte d’entrée en France pour nombre de ces artistes, bien avant que leur carrière et leur notoriété ne soient faites. »
Et, de fait, la liste est impressionnante. Didier Thibaut cite les tonitruantes irruptions en France, par Villeneuve d’Ascq, d’artistes fameux tels que Roméo Castellucci,Wim Vandekeybus, Alain Platel et Koen Augustijnen des ballets C de la B , Emma Dante, Jean-François Sivadier, Jan Lauwers, Alvis Hermanis... Il rappelle l’accompagnement, dès le début de leur parcours, notamment, de Jean-Michel Rabeux, de Dider-Georges Gabily.
Ces découvertes et les coproductions de La Rose des vents, en disent long sur le regard que porte Didier Thibaut sur la création : « La scène internationale a pris, ici, une place très importante dans notre programmation, Et cette forte présence, dès les années 1990, modifie notre manière de penser le théâtre et de le présenter. Il s’agit de donner toute sa place, non pas seulement au texte dit par des acteurs mais à un théâtre où le corps, la chorégraphie participent également du sens. Ce que j’appelle le théâtre "post-dramatique ". Cela a été pour moi, un enjeu essentiel. Pour que le système s’ouvre à d’autres formes artistiques, à d’autres disciplines, pour que ce métissage réussisse, il a fallu du temps et ce fut une sacrée bagarre » rappelle avec jubilation Didier Thibaut. Cette « ligne éditoriale » n’a pas varié. Pour preuve, l’un des fleurons de la maison, le festival Next.

Le festival Next, un laboratoire

Depuis 2008, ce festival de théâtre, danse et performances regroupe cinq théâtres. Deux sont en France : La Rose des vents et l’Espace Pasolini de Valenciennes. Trois sont Belges : les Flamands Schouwburg et Kunstencentrum BUDA de Kortrijk et le Wallon, la Maison de la culture de Tournai. Sur trois semaines, Next présente quarante spectacles dans ces cinq lieux.
Cette coopération artistique « a été rendue possible grâce à l’argent de l’Europe. Nous avons bénéficié, pendant quelques années, d’un soutien de la Commission de Bruxelles à travers des programmes transfrontaliers. C’est un laboratoire, l’Europe au format de poche. »
La réussite du projet est telle que Next a été choisi aux EFFE Awards (concours européen) cette année comme l’un des 12 festivals sur les 760 postulants, promu avec le festival d’Aix-en-Provence, pour leur aspect innovant et leur côté laboratoire dans leur mise en place de collaborations artistiques . Mais, il y a danger constate Didier Thibaut. En Europe « même l’enthousiasme suscité par l’Eurométropole Lille-Kortrijk-Tournai s’émousse. Tous les soutiens aux projets artistiques transfrontaliers ont été supprimés dans le cadre d’interreg (programme de coopération territoriale européenne) ». Et, à cette coupable disparition, s’ajoute le financement en berne des tutelles de la Scène nationale.

Diète budgétaire

Les restrictions budgétaires frappent nombre d’institutions culturelles. Didier Thibaut constate : « il est bien loin le temps du théâtre conçu comme service public au même titre que le gaz, l’eau, l’électricité qu’imaginait Jean Vilar. » Aujourd’hui « la première et la plus insidieuse des restrictions budgétaires, c’est la non-indexation des subventions du Ministère et des collectivités sur les coûts, depuis 12 ans, maintenant ! Mon budget se monte à un modeste 3 millions d’euros et j’ai perdu, pour les cinq dernières années, 300 000 euros. Cela entame nos projets artistiques ». Ces baisses atteignent également d’autres secteurs de la mission de la Scène nationale : « nous avions pu, par exemple, établir un travail de sensibilisation des animateurs sociaux sortant des IUT de la région au bénéfice qu’ils pouvaient attendre des pratiques culturelles. La métropole a aussi reçu des aides des tutelles destinées à une population dans une situation de précarité. C’était de la micro-couture, des micro-partenariats. Jusqu’à quatre-vingts groupes de ce type, autour d’un animateur, avaient pu ainsi se constituer pour une seule année. Mais hélas ces dispositifs, sous le coup des restrictions, ont été abandonné. »

Comment lutter contre les barbaries ?

« L’Ecole joue un rôle décisif dans cette lutte contre les barbaries ! Mais, pour prendre un exemple concret, aujourd’hui, nous vivons une grande menace. En effet, le ministère de l’Education nationale estime que le dispositif des classes théâtre, en option bac, coûte trop cher. Or, c’est essentiel pour l’ouverture au monde de jeunes gens et jeunes filles qui ont parfois pour seul horizon leur communauté. Je pense ainsi à notre partenariat avec des lycées de Roubaix. Le grand projet prioritaire est celui de l’éducation artistique dans les collèges et lycées. Ici, dans la nouvelle région Nord-Picardie nous cumulons tous les handicaps. Nous connaissons les pires indicateurs nationaux du chômage, de la santé, de l’illettrisme. Il nous faut un plan Marshall de l’éducation artistique. Et c’est un sacré enjeu. C’est grâce à cet éveil que l’art poura quelque chose contre les barbaries. »

Réinventer le modèle

La question de l’organisation de la vie culturelle du pays, de la pérennité des différents labels (CDN, CCN, Scène nationale,etc...) « s’avère posée depuis plusieurs années. Nous sentons bien l’essoufflement du système. Et, en premier lieu du ministère lui-même qui est intellectuellement exsangue. Nous connaissons désormais toute une série de labels dont les missions sont proches. Prenons, par exemple, le théâtre. Pour moi, le distinguo entre CDN et Scènes nationales, n’a plus de raison d’être. Les missions des deux structures dans le domaine de la production, de l’accueil des compagnies, des résidences d’auteurs, sont devenues semblables. Il nous faut une remise à plat du système. Sur le territoire de ma métropole, n’est-il pas temps d’imaginer, non pas une fusion, mais des plateformes de travail complémentaires. Le danger c’est que les élus comprennent ces propositions de synergie comme une économie d’échelle, alors que l’enjeu est de faire travailler ensemble sur un territoire des pôles européens de création, production et échanges. Pour nous c’est plutôt un pôle regroupant Lille, Bruxelles, Gand et l’Allemagne.
Il nous faut donc réinventer le modèle de fonctionnement des institutions culturelles qui maillent notre pays ».

Photo Nordeclair

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Michel Strulovici

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