Tout mon amour de Laurent Mauvignier

Quand le passé ne passe pas

Tout mon amour de Laurent Mauvignier

Les non-dits pèsent des tonnes dans les textes de Laurent Mauvignier dont l’écriture est pourtant d’une légèreté de plume, comme si les mots osaient à peine effleurer les blessures. Dans son premier roman, Loin d’eux (1999), il était question d’une impossible verbalisation, d’une solitude enserrée dans les griffes d’un silence têtu. Depuis, de texte en texte, il interroge inlassablement les relations familiales, l’enfance, la solitude ontologique de chacun, indéfiniment aux prises les brutalités de la vie.
Les premières répliques de Tout mon amour rappelle le style de certains dialogues de Jean-Luc Lagarce. Les deux écrivains ont en commun une manière douce et violente de tourner autour du pot, d’éluder un sujet brûlant ou de foncer sur l’obstacle pour l’éviter aussitôt parce que trop aveuglant. Chez Mauvignier, les personnages se lancent les uns contre les autres, crient les uns sur les autres, ne s’écoutent pas le plus souvent, par impuissance à dire leur souffrance.
Tout mon amour , la première pièce de Laurent Mauvignier, parle du deuil et de « nos petits arrangements avec nos morts » parfois délétères. A l’occasion du décès du grand-père, une famille revient sur les lieux où dix ans plus tôt a disparu leur petite fille de six ans. Le père (Philippe Torreton) est bloqué dans son chagrin. La mère (Anne Brochet) hystérique, anéantie, est restée sidérée depuis la tragédie, et le fils (Romain Fauroux), qui avait effacé de sa mémoire le drame, renoue le fil de l’histoire et accède à une certaine résilience ; nommer les choses pour les apprivoiser. Tout aurait été sûrement plus simple si la fillette (Ambre Febvre) n’avait pas réapparu. Mais s’agit-il de leur fille, devenue adolescente, en chair et en os, ou d’un fantôme, d’une revenante ? L’auteur conforte malicieusement cette dernière hypothèse par la présence incontestable du fantôme du grand-père (Jean-François Lapalus) qui revient harceler son fils. Il y a une sorte de jeu à semer des informations vraies ou fausses, des indices qui brouillent les pistes, à mener le spectateur par le bout du nez en veillant à ce qu’aucune réponse ne soit satisfaisante. Une enquête policière irrésolue, en suspens. Avec virtuosité l’auteur transmue ce qui pourrait n’être qu’un fait divers concret en une métaphore abstraite sur la difficulté d’être après un deuil, sur l’impossibilité à composer avec l’inacceptable.
La mise en scène d’Arnaud Meunier dépose un voile sur la réalité, laissant les personnages se débrouiller avec leurs fantasmes et leurs peurs, dans un enchaînement de brefs tableaux scénographiés avec sobriété par Pierre Nouvel. La musique omniprésente, lancinante, de Patrick de Oliveira illustre les acmés de la tension durant les noirs, sur un mode cinématographique, comme une ombre portée du suspens hitchcockien.
Au terme du chemin parcouru la mère restera enfermée dans le déni, le père dans son chagrin. Seul le fils trouvera une forme de résilience après que tout lui est revenu en mémoire. Sans aucun pathos et avec beaucoup d’intensité, les acteurs tiennent admirablement les dimensions multiples de l’histoire, de plain-pied dans le réel de leur douleur et de la tragédie qui ne passe pas. Un spectacle poignant, sans aucune complaisance.

Tout mon amour de Laurent Mauvignier. Mise en scène Arnaud Meunier. Scénographie, Pierre Nouvel. Costumes, Anne Autran. Lumières, Aurélien Guettard. Musique, Patrick de Oliveira. Avec Anne Brochet, Romain Fauroux, Ambre Febvre, Jean-François Lapalus, Philippe Torreton. A Paris, Théâtre du Rond-point jusqu’au 4 juin 2022. Durée :1h30. Résa : 01 44 95 98 21.
www.theatredurondpoint.fr
© Pascale Cholette

A propos de l'auteur
Corinne Denailles
Corinne Denailles

Professeur de lettres ; a travaille dans le secteur de l’édition pédagogique dans le cadre de l’Education nationale. A collaboré comme critique théâtrale à divers journaux (Politis, Passage, Journal du théâtre, Zurban) et revue (Du théâtre,...

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