Paris, théâtre de la Colline jusqu’au 8 octobre 2011
L’Homme inutile ou la Conspiration des sentiments de Iouri Olecha
Réalisme et utopie soviétique
Tirée du plus célèbre roman de l’auteur russe d’origine polonaise, Iouri Olecha (1899- 1960), L’Envie, publié en 1928, cette pièce, créée un an plus tard à Moscou, témoigne de l’originalité de l’écriture, parfois complexe, d’une des figures marquantes de la littérature soviétique dans les années 1920. Comme d’autres de ses confrères écrivains de l’époque, son œuvre, jugée subversive, fut mise sous le boisseau par le pouvoir stalinien au milieu des années 1930. Il fut l’auteur de nombreuses nouvelles, d’essais, de pièces de théâtre et de scenarii, en restant toujours à l’écart du pouvoir en place. A la fin de sa vie, dans la déchéance et la pauvreté, il élabore un ouvrage issu de son journal tenu au fil des années, qui, après une version expurgée en 1965, sera publié en français dans son intégralité sous le titre Le Livre des adieux (Editions du Rocher 2006). Un ouvrage révélateur de celui qui se voyait “ suspendu entre deux mondes ”.
Et c’est bien dans cet “entre-deux“ que se situe cette fable d’Olecha, mettant en présence les deux frères Babitchev, totalement opposés dans leur choix humains et politiques. Andreï (Pascal Bongard), homme nouveau du communisme, dirige une structure industrielle alimentaire créée en accompagnement du projet de la Nouvelle politique économique (NEP), mise en œuvre en 1921, incluant un possible retour mesuré au capitalisme. Dans son obsession à améliorer le quotidien du peuple, il se lance dans la fabrication d’un saucisson de qualité vendu à bas prix et accessible à tous. Dans le même temps, Ivan (John Arnold), nostalgique du passé, erre dans la ville. Bouffon pathétique, il combat le formatage collectif du nouveau régime, pour préserver l’individu à travers la libre expression de ses sentiments. Entre les deux frères, Nicolas Kavalarov (Vincent Minne), écrivain raté alcoolique et rêveur –double de l’auteur – tourne en rond, rétif ou hésitant face aux interrogations soulevées par un monde en mutation. Il est “ l’homme inutile”. Tous trois, à des degrés divers, s’efforcent de conquérir Valia (Sabrina Kouroughli) fille adoptive d’Ivan.
A travers les questionnements essentiels qu’elle soulève, entre un matérialisme aveugle et un idéalisme passéiste, la pièce prophétique de la fin d’une utopie et annonciatrice de lendemains qui déchantent, trouve bien des résonances avec le monde d’aujourd’hui, soumis aux dérives d’un capitalisme oppressant sans états d’âme. Dans le décor, d’inspiration “ cubo – futuriste”, de Lucio Fanti, Bernard Sobel conduit la représentation avec une rigueur proche de l’austérité. Sa mise en scène manque de rythme et de fluidité en gommant le côté farce pétillante, voire fantastique, contenu dans l’œuvre d’Olecha. Il ne retrouve pas la légèreté et les tonalités nuancées qui contribuaient, en 2007, à la belle réussite de sa création du Mendiant ou la Mort de Zand de ce même auteur. On peut le regretter. Mais la pièce garde sa profondeur et son impact.
L’Homme inutile ou la conspiration des sentiments de Iouri Olecha, mise en scène Bernard Sobel, avec Amine Adjina, John Arnold, Pascal Bongard, Eric Caster, Lumilla Dabo, Magalie Dupuis, Claude Guyonnet, Sabrina Kouroughli,Vincent Mine, Romain Pellet. Décor Lucio Fanti, lumière Alain Poisson, son Bernard Valléry. Durée : 2h 15 .Théâtre national de la Colline, jusqu’au 8 octobre 2011.
@ Elizabeth Carecchio
