West Side Story à l’Opéra national du Rhin

Barrie Kosky met en scène la comédie musicale la plus célèbre de tous les temps.

West Side Story à l'Opéra national du Rhin

WEST SIDE STORY EST CERTAINEMENT l’une des comédies musicales les plus célèbres de l’histoire du cinéma, sans doute grâce au film superbe réalisé en 1961 par Robert Wise, grand pourvoyeur de succès cinématographiques inspirés de Broadway. (C’est lui qui réalisera quatre ans plus tard une autre comédie musicale au succès étourdissant, The Sound of music – La Mélodie du bonheur, 1965). Avant même d’être « le film aux dix Oscars » de Wise, West Side Story a été créé sur la scène du Wintergarden, à Broadway, le 26 septembre 1957, sur une idée de Jerome Robbins, un livret d’Arthur Laurents et des paroles de Stephen Sondheim, alors très jeune et qui se révèlera lui-même par la suite un immense compositeur d’œuvres lyriques.

La partition de Bernstein est un feu d’artifice d’idées rythmiques, d’efficacité de la construction et de l’intrigue. Tel un Roméo et Juliette moderne, l’œuvre met en scène les amours contrariées d’une Portoricaine et d’un Américain à l’intérieur du West Side, cette espèce de ghetto de New York. À Broadway comme au cinéma, le paramètre le plus extraordinairement réussi était certainement la chorégraphie de Jerome Robbins. La collaboration de ce dernier avec le compositeur est le point fort de cette œuvre, dont chaque note semble pensée pour la danse. À partir de la partition originale composée pour la scène, puis reprise au cinéma, Bernstein réalisa d’ailleurs ensuite un ensemble symphonique destiné au concert, constitué des grands thèmes de l’œuvre : les Danses symphoniques de West Side Story, au nombre de huit, qui éclairent et synthétisent parfaitement la substance essentiellement chorégraphique de l’œuvre. « Les mètres de Bernstein sont en général excentriques, déclara Ned Rorem à l’occasion de la remise de la médaille Mac Dowell au compositeur, même lorsqu’ils peignent une certaine nonchalance. Pourtant, malgré le déplacement des temps forts, la pulsation conserve une régularité qui inspire aux auditeurs une action supposant un mouvement régulier - la danse, la cueillette des pommes, l’amour. Ses tempi sont convaincants quels qu’ils soient, avec ce potentiel d’infinie variété qui distingue les grands artistes des autres. »

Une impossible actualisation ?
La brillante production strasbourgeoise de l’œuvre couronne et clôture la belle saison lyrique de l’Opéra national du Rhin conçue par son directeur Alain Perroux. Ce dernier signait d’ailleurs en 2009 un excellent ouvrage, « La comédie musicale, mode d’emploi », aux éditions de l’Avant-Scène Opéra, ce qui confirme sa passion pour cet univers. Mise en scène par Barrie Kosky, chorégraphiée par Otto Pichler et dirigée par David Charles Abell (justement élève en direction d’orchestre de Leonard Bernstein, il y a quelques décennies !), cette vision de West Side Story convainc et séduit par la brillance de la réalisation, en particulier chorégraphique, et la remarquable qualité des interprètes. Elle pose cependant quelques questions-clés quant à la destinée particulière de cette comédie musicale, et la latitude qu’elle laisse (ou pas ?) à l’interprète de la prendre en charge de façon renouvelée. Tout se passe comme si l’inventivité mélodique et rythmique de Bernstein, la charge chorégraphique de la musique, la beauté des textes écrits par Sondheim, l’efficacité merveilleuse et redoutable de l’ensemble imposaient à tout metteur en scène cherchant à ses l’approprier un socle d’identité si rayonnant et si puissamment ancré dans la mémoire collective qu’il est, en un sens, .presque impossible à un artiste d’aujourd’hui de faire le moindre pas de côté pour proposer une vision neuve, actuelle, personnelle. C’est heureux et souligne le génie des auteurs de cette comédie musicale d’exception.

Découvrant le spectacle avec enthousiasme, on mesure cependant l’ampleur de la tâche à laquelle ont dû être confrontés les artistes de cette production. Et l’on croit surtout deviner que l’entreprise, cette fois (et ce n’est vraiment pas courant dans le monde lyrique d’aujourd’hui) a dû consister d’abord à rendre hommage à l’œuvre, à la mettre au mieux en lumière, en la colorant bien sûr d’une façon nouvelle, sans l’interpréter à proprement parler de façon renouvelée. C’est d’ailleurs, à mon sens, ce que révèle aussi le beau film tout récent de Spielberg : West Side Story ne se laisse ni moderniser, ni dévoyer, ni même seulement transformer.

La réussite incontestable de la soirée tient sur plusieurs piliers : l’excellence des artistes du ballet de l’Opéra National du Rhin et des interprètes des rôles principaux, la rutilance de la chorégraphie d’Otto Pichler et la jubilation que toutes les séquences dansées procurent au spectateur, le travail sur la lumière de Franck Evin – remarquable dans sa mise en valeur des effets de contraste et de la rhétorique si efficace de la partition de Bernstein, enfin la tension dramatique qu’installe la mise en scène de Barrie Koskie.

Chorégraphier la violence
On s’étonne cependant que le metteur en scène australien, dont on avait pu découvrir il y a quelques années, à la Komische Oper de Berlin, une Flûte enchantée parfaitement excentrique et inventive, se soit « contenté » pour West Side Story d’insuffler une violence et un érotisme plus contemporains, en jouant d’une gestuelle qui évoque l’agressivité ou les provocations des jeunes « des quartiers », comme on dit dans la presse ou chez les politiques. Cela lui permet, bien sûr, d’élargir le propos de la pièce originale, ancré dans la population new-yorkaise des années 50 et de montrer que rien, malheureusement, n’est gagné, aujourd’hui, dans cette guerre entre communautés d’origine différente, bien au contraire. Mais cet élargissement n’est pas à proprement parler une idée de mise en scène. Et je dirais que la crudité de certains gestes d’insultes ou de menaces ou encore de la gestuelle chorégraphique (en particulier pour les femmes) dont Barrie kosky et Otto Pichler usent comme de codes de modernité, abime d’une certaine manière l’élégance de la musique de Bernstein. Bien sûr, beaucoup d’amateurs de cette œuvre jugeant le film de Wise un peu mièvre et typique de la pudibonderie de l’Hollywwod des années 60, trouveront bienvenue cette actualisation des visions sociales du film et convaincante l’imagerie érotico-violente de cette chorégraphie.

Une soirée éclatante
Du côté des chanteurs, on est d’abord ébloui par la beauté de la voix du personnage de Maria, excellemment interprété par la jeune artiste néo-zélandaise Madison Nonoa (qui a fait ses débuts à Glyndebourne en 2019), donnant au personnage une profondeur et une ampleur remarquable. À ses côtés, le Tony de Mike Schwitter, issu quant à lui du monde de la comédie musicale, est également très convaincant et émouvant. Artiste formé à tous les arts, il se présente avec une aisance scénique, chorégraphique et vocale en tous points dignes d’éloges. On est également enthousiasmé par le talent et la présence chorégraphique et vocale d’Amber Kennedy dans le rôle d’Anita, brillante artiste elle aussi issue de la comédie musicale. À leurs côtés, toute une équipe extrêmement talentueuse dans les autres rôles solistes de l’œuvre.

La direction de David Charles Abell, excellent connaisseur de ce monde si particulier de la comédie musicale, par l’alliage de grand lyrisme assimilable à l’opéra et l’art du contraste, du passage subit d’un monde à un autre qui en est l’un des axes, nous a semblé avoir fait le choix d’une élégante souplesse des rythmes, qui manque peut-être un peu de violence et d’âpreté dans certaines séquences trépidantes. Mais l’arc tendu de la première scène à la dernière, tel qu’il le tient par sa direction, est bien là et c’est l’essentiel.

Photo : Klara Beck

Leonard Bernstein : West Side Story. Madison Nonoa (Maria), Mike Schwitter (Tony), Amber Kennedy (Anita), Bart Aerts (Riff), Kit Esuruoso (Bernardo), Marin Delavaud (Chino). Orchestre symphonique de Mulhouse, Ballet de l’Opéra national du Rhin. Direction musicale : David Charles Abell. Mise en scène : Barrie Kosky et Otto Pichler. Chorégraphie : Otto Pichler. Lumières : Franck Evin. Production du Komische Oper de Berlin. Opéra National du Rhin, 31 mai 2022.

A propos de l'auteur
Hélène Pierrakos
Hélène Pierrakos

Journaliste et musicologue, Hélène Pierrakos a collaboré avec Le Monde de la Musique, Opéra International, L’Avant-Scène Opéra, Classica, etc. et produit des émissions sur France Musique, France Culture, la Radio Suisse Romande et, depuis 2007 :...

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