Vita#bis de Louise Doutreligne
Spirale à travers les siècles
Faut-il passer par Buenos-Aires pour connaître la vérité sur saint Augustin et sur l’humiliation des femmes dans l’Antiquité ? Il faut croire que oui, si l’on suit la route échevelée qu’emprunte l’intrépide Louise Doutreligne dans sa nouvelle pièce, Vita#bis. L’auteur, qui préfère qu’on l’appelle autrice, se place dans le sillage de Borges, maître argentin des labyrinthes et des énigmes superposées. En conséquence, les mystères s’accumulent. Une femme journaliste et écrivain, qu’on voit sur une radio française répondre aux questions sur son livre La Femme rejetée, révèle la découverte qui l’a aidée à écrire cet ouvrage. Dans l’échoppe d’un bouquiniste brocanteur à Buenos-Aires, elle a trouvé un livre écrit au XVIIe siècle, qui traite des amours vécues par Augustin avant son renoncement à la vie en couple. Elle a aussi mis la main sur de vieux disques de Carlos Gardel. Or cette journaliste s’appelle Aline Gardel et pourrait être apparenté au roi du tango dont on sait qu’il est né en France, bien que cela soit contesté en Argentine et en Uruguay – il y a, en effet, une « hypothèse aveyronnaise » à propos de ses parents et de son exact lieu de naissance. Du coup plusieurs histoires s’emboîtent : la vie charnelle puis misogyne d’Augustin, le mythe de Didon et Enée, le mystère Gardel, la dégradation de la femme et le mépris de la sexualité professé par la plupart des religions, les péripéties des classiques de la littérature et de l’opéra où la femme est le plus souvent une victime, l’existence antérieure de ce libraire d’occasions aussi étrange que ses collections de livres et de disques… La spirale est complexe, sans cesser d’être claire.
Jean-Luc Paliès fait cohabiter sur le plateau quatre mini-scènes - le studio de radio, la boutique de Buenos-Aires, un espace pour le chant lyrique – et la pièce où demeure un « homme en noir » qui est l’incarnation de saint Augustin. Et il fait vivre beaucoup plus d’intrigues qu’il n’y a d’aires de jeu ! Le chant vient changer la respiration des mots, avec surtout des airs de Didon et Enée de Purcell (mais pas seulement) : belle interprétation de Sophie Leleu (qui chante en alternance avec Magali Paliès) et du chœur invité (qui change lui aussi, selon les lieux). Tout est dans le contraste puisque s’opposent un baroque trouble et joyeux à Buenos-Aires, un climat polémique dans le studio de radio et une austérité mystique glaçante dans le réduit de l’homme qui prie.
Claudine Fiévet – autrice de la pièce, mais actrice sous ce deuxième nom – incarne la journaliste-romancière avec un sens souriant du combat, de la défense et de l’attaque ; elle donne à son jeu et à sa présence la souplesse et l’ivresse de l’habileté intellectuelle. Alain Guillo, « l’homme en noir », est, très subtilement, la nuance, le secret, la douleur, la mortification et la certitude. Jean-Luc Paliès tient le rôle du libraire bonhomme mais sibyllin avec un enjouement qui enchante.
C’est un spectacle d’équipe qui, tel qu’on a pu le voir à sa création au théâtre de Saint-Maur, porte la marque de la compagnie Influenscènes, celle d’un engagement passionné qui n’a pas peur du romanesque et de la facétie. Louise Doutreligne compose là un nouveau chapitre où la vérité des femmes fait craquer le discours séculaire des hommes. Si le dialogue tend à fournir en abondance éléments et arguments, la construction de la pièce et le spectacle les propulsent comme la lumière éclate dans une boule à facettes, en faisceaux. Le tango passe par là mais c’est la conviction féministe qui danse, avec le plaisir communicatif et les atouts d’un théâtre au riche langage, puisque fou de jeux, de chants, d’idées et d’images.
Vita#bis ou l’Hypothèse aveyronnaise de Louise Doutreligne, mise en scène de Jean-Luc Paliès, scénographie de Luca Jimenez, costumes de Madeleine Nys, adaptation musicale de Jérome Boudin Clauzel, avec Claudine Fiévet, Alain Guillo, Jean-Luc Paliès, et les voix de Nadira Annan (voix et image), Célia Grincourt, Susana Lastreto, Marc Brunet et Philippe Risler.
Girasole, 19 h.
Texte aux éditions de l’Amandier. (Durée : 1 h 20).
Photo Influenscènes.