Une 3e de Mahler en plein éclat

Klaus Mäkelä dirige l’Orchestre philharmonique d’Oslo à la Philharmonie de Paris.

Une 3e de Mahler en plein éclat

LES NEUF SYMPHONIES DE MAHLER forment un monument gigantesque où le musicien semble dessiner à chaque fois une nouvelle cosmogonie. Tout à la fois pensée philosophique, exacerbation de l’affect, narration dotée d’épisodes contrastés, goût de l’effet et célébration de la nature, mais aussi : méditation sur le monde, avec ses forces telluriques, ses conflits, ses éphémères paysages idylliques, ses abîmes. La symphonie mahlérienne semble ainsi investie d’une double mission : déployer avec le maximum d’éloquence et d’expressivité une polyphonie qui rendrait compte de la densité de l’univers personnel du compositeur et proposer un message suprahumain, qui n’est d’ailleurs pas nécessairement consolateur. Les deux champs d’inspiration que sont chez Mahler le lied et la symphonie sont tout au long de sa production étroitement imbriqués. Les quatre premières symphonies sont associées de façon plus ou moins constante au lied, en particulier aux lieder du Knabenwunderhorn (Le Cor enchanté de l’enfant).

L’art mahlérien du paysage
Entre fresque romanesque et fascination pour des alliages originaux de timbres, entre musique pure et références sentimentales fortes, le monde mahlérien est le théâtre de toutes sortes d’oppositions, ce qu’illustre idéalement la Symphonie n° 3 – entre art du paysage et référence à une nature tantôt idyllique tantôt meurtrière… À propos de cette symphonie, de conception extrêmement ambitieuse, Mahler écrit à une amie : « Le fait que je l’appelle Symphonie ne signifie pas grand-chose, car elle n’a rien de commun avec la forme habituelle. Le terme "symphonie" veut dire pour moi : construire un monde avec tous les moyens techniques existants. » Pressentant ainsi que cette symphonie va constituer dans son œuvre le monument le plus colossal mais aussi le plus représentatif de la totalité de sa conception musicale, il projette de l’intituler « Pan, poème symphonique », Pan étant à la fois la divinité la plus rayonnante de la nature et le nom même de la totalité (pan signifie en grec : tout). Mahler envisage ensuite un titre nietzschéen, Le gai savoir, avec le sous-titre de « Rêve d’un matin d’été ».

Célébration de la nature
Mais c’est seulement en 1896 que va être composé le premier mouvement, de loin le plus long de la symphonie (près d’une demi-heure !), et le plus clairement dévolu à la célébration de la nature. « Ce n’est presque plus une musique, écrit Mahler, ce ne sont que des bruits de la nature. Au début, on frissonne devant cette matière immobile et sans âme (j’avais songé à intituler ce morceau : ce que me content les rochers). Pourtant, par la suite, la vie reprend peu à peu le dessus et, d’étape en étape, elle se développe et se différencie jusqu’aux formes supérieures de l’évolution : des fleurs, des animaux, et des hommes, on en arrive au royaume de l’esprit et à celui des anges. Dans l’introduction règne toute l’ardeur brutale du midi, pendant l’été, lorsque toute vie est retenue et qu’aucun souffle n’agite l’air, qui vibre et flamboie, ivre de soleil. C’est alors que la vie, encore immobile et inanimée, prisonnière de la nature, gémit au loin en suppliant d’être enfin libérée. Dans le premier mouvement qui commence aussitôt, elle remportera la victoire. »

Questions de matière sonore
Au-delà même des images explicites qui nourrissent et fondent l’inspiration mahlérienne, il s’agit dans cette symphonie d’un véritable travail sur la matière sonore, plus accompli peut-être que partout ailleurs dans son œuvre orchestrale. Du fait d’abord de sa longueur, la Troisième propose bien sûr un très large éventail de moyens musicaux. Comme si Mahler se donnait à lui-même, par cette œuvre, l’occasion d’explorer un à un toutes sortes de procédés de composition qui deviennent, de fait, des outils expressifs extrêmement riches. Ainsi, par exemple, la présence du chant dans cette symphonie est évidente par le recours aux voix dans les 4e et 5e mouvements (contralto et chœurs) mais elle parcourt aussi, de façon beaucoup plus essentielle, le matériau orchestral, en proposant tout un ensemble de cantilènes, d’autant plus solistes, si l’on ose dire, que l’effectif orchestral qui les soutient est étrange et dense. On a en effet souvent l’impression, à l’écoute de cette œuvre, en particulier dans les 1er et 6e mouvements, que les thèmes « narratifs », les motifs quasi belcantistes, les séquences de récitatif, sonnent avec une transparence extrême, précisément parce que le travail sur la masse orchestrale est, lui, presque assimilable à une technique impressionniste, c’est-à-dire l’opposé radical du chant. On le perçoit très bien dans les moments d’irisation, de scintillement - trilles d’alto avec sourdine jouant triple piano, dans le premier mouvement, sur fond de flûtes par quatre en notes tenues, à quoi s’adjoignent les harpes. Tout cela est bien loin de l’idée que l’on peut se faire, lorsque l’on connaît mal la musique de Mahler, du « colossal » à l’allemande…On est bien davantage, au contraire, du côté de l’art d’un Debussy. Et la présence du chant, de ces thèmes narratifs dans ce cadre apparaît d’une certaine manière comme le ferait un motif figuratif dans un tableau abstrait.

Un monument spectaculaire
À tous ces points de vue, l’interprétation de la Symphonie n° 3 par l’Orchestre philharmonique d’Oslo dirigé par Klaus Mäkelä à la Philharmonie de Paris était remarquable dans sa prise en charge de tous les enjeux spectaculaires de l’œuvre, tout en posant question sur les dimensions plus secrètes du projet de Mahler. Pour le jeune chef Klaus Mäkelä, on imagine bien ce que peut représenter un tel monument symphonique, avec l’ampleur de ses proportions, la richesse extrême de sa palette sonore, le faisceau très ouvert de ses caractères psychologiques et même philosophiques, ne serait-ce que par la splendeur et le mystère qu’ouvre le lied symphonique du 4e mouvement, sur l’un des textes les plus étranges d’Ainsi parlait Zarathoustra de Nietzsche. Fallait-il pour autant mettre à ce point en lumière tous les caractères les plus explicites de cette musique (violence, force, chaos suprêmement organisé par le compositeur, effets, coups de théâtre, contrastes), risquant ainsi (et c’est ce qui advint, à mon avis) de faire basculer la symphonie vers un paysage d’abord expressionniste, avec tout ce que cela implique de force du trait. Et faisant des séquences plus impressionnistes, qui sont nombreuses dans l’œuvre, des moments de pause contemplative dans un scénario conçu d’abord comme un conflit, se dénouant dans le finale (infiniment long sous la plume du compositeur, comme pour dire la fin impossible ou au contraire le désir d’éternité).

Énigme ou transparence ?
Il me semble que cette symphonie, par sa substance même et son écriture orchestrale présente à l’interprète un danger redoutable : s’agit-il d’entendre et de faire entendre tout ce qui saille, en savourer tous les possibles en déployant un paysage d’abord contrasté, spectaculaire, tendu vers le coup de théâtre et l’apparition de l’inattendu, au risque de passer à côté de toute la dimension beaucoup plus énigmatique de cette musique, plus difficilement accessible et presque voilée par la science orchestrale du compositeur ? L’excellent Orchestre Philharmonique d’Oslo répondait avec un naturel merveilleux à la direction de Klaus Mäkelä, qui en est le chef en titre. La direction de ce dernier, acérée, percutante, pleine de feu, trouvait un écho parfaitement convaincant et captivant dans la beauté et la précision des vents, en particulier, mais aussi la très belle texture des cordes. Gestes solistes et mouvements d’ensemble, comme on le dirait d’une compagnie chorégraphique, semblaient aller de soi, dans un naturel et une force de conviction qui sont, après tout, ce que l’on attend de plus important d’un orchestre et de son chef. Jennifer Johnston qui interprétait le poignant lied du 4e mouvement le fit avec une profondeur et une douceur qui a conquis le public de la Philharmonie. Le chœur féminin de l’Orchestre de Paris et le Chœur d’enfants d’Oslo étaient également parfaits. Mahler, cependant, est-il entièrement dans cette évidence, cette transparence ? Il me semble que non.

Photo : Marco Borggreve, Orchestre philharmonique d’Oslo

Gustav Mahler : Symphonie n° 3. Jennifer Johnston, mezzo-soprano, Chœur de femmes de l’Orchestre de Paris, Chœur d’enfants d’Oslo ; Orchestre Philharmonique d’Oslo, direction : Klaus Mäkelä. Philharmonie de Paris, 10 mai 2022.

A propos de l'auteur
Hélène Pierrakos
Hélène Pierrakos

Journaliste et musicologue, Hélène Pierrakos a collaboré avec Le Monde de la Musique, Opéra International, L’Avant-Scène Opéra, Classica, etc. et produit des émissions sur France Musique, France Culture, la Radio Suisse Romande et, depuis 2007 :...

Voir la fiche complète de l'auteur

Laisser un message

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.

S'inscrire à notre lettre d'information
Commentaires récents
Articles récents
Facebook