Un moment d’exception à l’Opéra d’État de Prague

L’opéra Flammen d’Erwin Schulhoff, musicien qualifié de « dégénéré » par le régime nazi, dans une production éblouissante.

Un moment d'exception à l'Opéra d'État de Prague

LE COMPOSITEUR TCHÈQUE ERWIN SCHULHOFF (1894-1942) appartient à ces nombreux artistes dont les œuvres se sont vues qualifiées de « dégénérées » (entartete Musik) par le régime nazi. Juif, homosexuel et communiste, il représentait en cela, hors même l’originalité et la puissance de son inspiration musicale et théâtrale, une cible de choix pour le pouvoir en place à partir des années 30. Arrêté après l’Anschluss, sans avoir eu le temps de quitter l’Europe, bien qu’il ait obtenu son visa d’émigration en juin 1941, il est déporté au camp de concentration de Wülzburg (Bavière), où il continue un temps à composer, mais y meurt de tuberculose le 18 août 1942. C’est dans le cadre d’une programmation intitulée « musica non grata » qu’est présenté son opéra Flammen, à l’Opéra d’État de Prague : d’autres événements suivront cet automne.

Dans les années 20, Schulhoff est l’un des musiciens les plus inventifs de son temps – s’intéressant tout autant au jazz (Hot music, 1928) qu’au sérialisme ou au dadaïsme, naviguant dans un cercle très ouvert de créateurs, tous arts confondus (dont les peintres Paul Klee et George Grosz). Les adeptes d’un certaine tradition musicale peuvent n’entendre dans son œuvre que l’anticonformisme et la provocation, tant esthétique qu’idéologique : une pièce faite uniquement de silences, qui préfigure le fameux 4’33’’ de John Cage, la brève Symphonia germanica (1919) qui dévoie d’un seul geste l’hymne national allemand et La Marseillaise ou encore la Sonata erotica (1919) pour voix de femme…

Faust et Don Juan en un seul mythe
Mais ce serait là passer à côté de ce qui fait l’essence et l’originalité profonde de son identité : l’invention de gestes musicaux et d’associations esthétiques hallucinées, telle celle qui forme le corps de son opéra Flammen sur un livret de Karel Josef Beneš (Plameny, en tchèque, créé en 1932 à Brno) et que le Théâtre national de Prague présentait, pour deux uniques et rares représentations, les 12 et 15 juin 2022. Le thème de Flammen (Flammes) se présente comme l’alliance, d’une fascinante puissance dramatique, du thème de Don Juan et de celui de Faust, unis par l’enfer, si l’on peut dire. Les flammes auxquelles se voit voué Don Juan n’étant autres que celles-là même qui attendent Faust après la signature de son pacte avec le Diable. Tous deux captifs de leur désir de vivre, de leur pulsion érotique et de leur refus de toute chaîne. Captifs ? Maîtres pourrait-on dire, plutôt que prisonniers, et qui devront payer le prix de leur insolente liberté. Rien de moral, cependant, dans le livret de Flammen et dans l’esprit de Schulhoff, mais un voyage intérieur jusqu’aux confins de la folie, qui permet au compositeur et à son librettiste de déployer un univers d’une puissance terrifiante : onirique et ricanant, jubilatoire et violent, amer et mélancolique, cruel et rêveur. Tout un monde d’expressionnisme et de grandeur dans la laideur qui touche au cœur.

Constructivisme et impressionnisme
Cette partition d’une modernité extraordinaire pour son temps saisit l’auditeur par d’étonnants alliages : thèmes d’esprit constructiviste voisinant avec toutes sortes d’effets chromatiques et mouvants, pulsation lancinante et impression d’une musique installée inexorablement sur un « rail » menant à l’on ne sait quels dangers… Violents effets de contraste entre des motifs affirmatifs et une écriture impressionniste et ténue. Atmosphère raréfiée, caractère énigmatique de l’expression – tout cela fait de cet opéra comme un voyage à travers l’inquiétude, où les tumultes successifs ne se voient jamais apaisés, mais semblent au contraire basculer, comme en un effet de spirale vertigineuse dans des abîmes successifs, d’une inquiétante et profonde étrangeté.

Comme souvent, lorsque l’on découvre un nouvel univers lyrique, la tentation est grande d’y entendre des références plus familières : ainsi les effets de pulsation inexorable rappellent-elles fortement l’esprit de la musique de Chostakovitch : hommage moderniste au mouvement, dont le burlesque tiendrait davantage au déguisement de la violence, qu’à une fantaisie divertissante… D’autres moments présentent des sinuosités et une gravité quasi hymnique, comme un nouveau visage de la virulence et d’une amère mélancolie, ce que semblent confirmer certaines fins en extinction – épuisement des forces en présence ou désenchantement ?

Un madrigaliste moderne
Mais Schulhoff, en grand maître de l’écriture lyrique, use aussi de modèles beaucoup plus anciens. Celui du madrigal marque par exemple l’écriture pour le sextuor féminin qui inaugure l’œuvre et qui va parcourir tout l’opéra : tout à la fois sextuor des ombres et « chœur des Erynies », ces persécutrices antiques, maîtresses du châtiment qui poursuivent sans relâche leurs victimes, jusqu’à l’épuisement, ou peut-être simple symbole d’une féminité démultipliée (de l’érotisme brut de la prostituée au mystère de quelque maîtresse inaccessible…)

L’opéra se voit magnifiquement interprété par Calixto Bieito, qui y trouve visiblement matière à dérouler ses propres visions fantasmatiques, sa violence particulière et son imagination. Cela dit, certaines scènes d’une imagerie extrêmement provocante m’ont semblé inutilement dérangeantes. Comme par exemple celle de l’accouplement de Don Juan avec la Moniale (allégorie de la Vierge Marie), enceinte et sortant de son ventre une pastèque qu’elle fend, pour enduire le visage et le corps de son amant de cette chair rouge dégoulinante… Collusion de la maternité, de la sexualité et du meurtre qui force avec un peu trop d’insistance l’imaginaire du spectateur, avec une inutile violence. On se dit, dans ce type de moments de la mise en scène, que Calixto Bieito entre (malgré lui ?) dans une zone instable, mouvante, dangereuse : comme s’il prenait au pied de la lettre le terme odieux de « musique dégénérée » appliqué à d’immenses artistes par un régime essentiellement inculte, pour nous infliger des images d’un caractère profondément décadent, jusqu’à la nausée. Il me semble que ce n’est pas là rendre service à Schulhoff, et n’ajoute rien au monde théâtral et musical si inventif dont il est le maître.

Du côté des chanteurs, musiciens et danseurs, cette production pragoise de Flammen nous a captivés de la première à la dernière note : la direction très inspirée de Jiří Rožeň, à la tête de l’Orchestre de l’Opéra d’État de Prague, l’immense talent des deux rôles principaux : Denys Pivnitskyi (Don Juan) et Tone Kummervold (La Mort), les trois personnages inspirés de la commedia del arte : Michal Marhold (Arlecchino), Vit Šantora (Pulcinella) et Jaroslav Patočka (Pantalone), les six « ombres », toutes excellentes, ainsi que les danseurs du Ballet du Théâtre et Opéra national. On ne souhaite, aujourd’hui, qu’une chose : voir cet opéra de haute volée parcourir enfin les scènes des grands théâtres à travers le monde, ce ne serait que justice…

Photo : Serghei Gherciu

Erwin Schulhoff : Flammen. Denys Pivnitskyi (Don Juan), Tone Kummervold (La Mort), Michal Marhold (Arlecchino), Vit Šantora (Pulcinella), Jaroslav Patočka (Pantalone). Orchestre de l’Opéra d’État de Prague, direction : Jiří Rožeň. Mise en scène : Calixto Bieito. Opéra d’État de Prague, 12 juin 2022.

A propos de l'auteur
Hélène Pierrakos
Hélène Pierrakos

Journaliste et musicologue, Hélène Pierrakos a collaboré avec Le Monde de la Musique, Opéra International, L’Avant-Scène Opéra, Classica, etc. et produit des émissions sur France Musique, France Culture, la Radio Suisse Romande et, depuis 2007 :...

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