Aux Zébrures d’Automne, Festival des Créations Théâtrales à Limoges, du 25 septembre au 5 octobre 2024.
Tiens ton coeur de Kouam Tawa avec Ana Lorvo.
Se saisir de la palabre pour restituer la vérité d’une vie de femme.
Auteur dramatique, poète et metteur en scène, Kouam Tawa réside à l’Ouest du Cameroun où il dirige un espace culturel, le La’akam (Laboratoire artistique du kamer) et une troupe théâtrale, la Compagnie Feugham, pour laquelle il met en scène. Il a écrit une quinzaine de pièces pour la plupart mises en lecture, en espace ou en scène dans plusieurs pays d’Afrique, en France, au Canada et au Japon.
Il présente ainsi Tiens ton coeur : « Mettre en scène cette pièce signifie ouvrir grand les portes d’une cour africaine pour donner à voir, à entendre, mais aussi à sentir, l’ambiance d’une palabre – qui est partout en Afrique un vecteur essentiel du dialogue social, de sorte que les spectateurs arrivent à la vivre de l’intérieur, à se sentir parties prenantes, à devenir comme dirait Augusto Boal des spect-acteurs… Je souhaite que cette palabre sur la scène puisse être entendue par les publics les plus divers, ceux qui n’ont pas l’habitude des spectacles de théâtre et ceux qui jamais n’ont pris part à une palabre… »
Une jeune femme, Marianne, s’apprête à quitter la concession de sa belle-famille où elle vient d’être répudiée à l’issue d’une palabre à laquelle il ne lui a pas été donné de prendre part. On la tient pour responsable de la mort de son mari survenue, dit-on, parce qu’elle a pris sur elle de conduire celui-ci, souffrant d’une étrange maladie, à l’hôpital plutôt que chez un tradi-praticien, comme le souhaitait sa belle-famille. Avec le rejet de la femme « dénoncée » ou "accusée".
La très loquace Marianne reviendra dans son lointain pays d’où elle était partie pour toujours. Mais d’abord, elle s’empare de la parole pour donner sa propre version des faits, se défendre des attaques qui s’élargissent aux relations entre son pays et son beau-pays, et faire ses adieux à feu Sikali qui, pour elle, est plus un Ami qu’un mari.
Ana Lorvo est une comédienne aguerrie, souriante au milieu de sa diatribe profuse et généreuse, articulée et argumentée, lumineuse et sûre d’elle. C’est qu’autant que la scène, l’actrice aime la langue française - cet art de la juste et claire prononciation des mots, véritable déclamation et déclaration d’amour au verbe. Voilà pour la forme, la narratrice prend plaisir à formuler et à dire.
Un plaisir mutuel et réciproque pour le public rivé à sa parole et à l’expression de son histoire.
Autour de la comédienne dans la cour, du linge qui sèche sur un fil où trône en son milieu un bleu de travail accroché à l’envers, nippe dont l’interprète s’empare quand elle incarne l’Ami - théâtre dans le théâtre - : le geste est efficace dans cet espace entouré de pagnes et tissus colorés suspendus, caractéristiques des vêtures et vêtements des hommes et femmes du cru.
Nous ne saurons jamais qui était précisément l’Ami, une grande figure humaniste en tout cas pour la femme, esseulée depuis son décès : quelqu’un de différent dès l’enfance que le Mage du village a voulu exorciser. Puis l’ami s’est enfui loin des siens et du territoire qui le rejettent, s’essayant à l’écriture et à l’art théâtral ailleurs. Il reviendra pourtant sur ses pas, en mauvaise santé mais oeuvrant au bien-fondé politique, économique et social de la région, s’opposant haut et fort aux lois du commerce et aux bénéfices d’un petit nombre face à l’exploitation du plus grand nombre.
Quant à la palabre de l’auteur, metteur en scène et scénographe Kouam Tawa, elle est le manifeste vif, mobile et en mouvement d’un monde - la réalité africaine des villages et de leur système de gestion ; aussi parle-t-il de la façon dont les choses s’étaient passées la nuit même du jour où le chef du village, ses notables, des fonctionnaires et des observateurs, sont venus de la grande ville. Ils ont vu les villageois sensibilisés par les harangues de l’Ami, le travail souterrain et bénéfique d’un théâtre invisible dévoilant les intrigues les pots de vin les dessous de table : les villageois ont voté majoritairement contre l’exploitation des mines d’or trouvées dans ce village…
La femme, l’épouse veuve, connaît la réalité qu’elle expose : elle explique et explicite, elle convainc et persuade avec élan et enthousiasme le public, en même temps qu’elle-même, faisant appel à l’intelligence et à la sensibilité de tous, dessinant le monde tel qu’il est, avec conscience et raison.
Un spectacle en forme de conte et de fable sur un morceau incarné d’une réalité en forme de puzzle que l’excellente interprète porte à ses cimes, éclairant la perception humaniste de la vie.
Tiens ton coeur de Kouam Tawa (Cameroun), les 2 et 4 octobre 2024 L’Espace Noriac aux Zébrures d’Automne à Limoges. Texte, mise en scène et scénographie Kouam Tawa, création musicale Abraham Neri Kwemy, création lumières, régie et assistanat à la mise en scène Roch Amedet Banzouzi. Avec Ana Lorvo. Les Zébrures d’Automne, Festival des Créations Théâtrales à Limoges, du 25 septembre au 5 octobre 2024. lesfrancophonies.fr
Crédit photo : Kouam Tawa.