Qui a tué mon père

Chronique familiale et sociale

Qui a tué mon père

Un homme cassé par le travail qu’il a dû fournir pour gagner de quoi vivre. Un fils qui est sorti de la condition ouvrière en devenant artiste. Il revient vers son père après une longue absence. En s’adressant à lui, il nous dresse le portrait d’une famille ordinaire, d’une classe sociale défavorisée, d’une société qui exploite ses citoyens vulnérables.

Le décor induit le climat de la pièce. Au lointain, deux garages citadins d’une banalité insignifiante avec leur porte métallique standard. L’un sera le lieu de vie, l’atelier domestique ; l’autre l’espace du rêve, de l’imaginaire. Chaque fois que leur porte claquera brutalement, c’est qu’on était près de dire mais qu’on va d’abord se taire tant les non-dits sont pesants. Côté cour, une structure surélevée en vitrine façon aquarium avec un musicien de type DJ. A l’avant, côté jardin, un homme assis, tassé sur lui-même, porteur d’un briquet allumé par intermittence.

Lorsque le fils surgit, il s’adresse pour en dresser le portrait à travers des anecdotes puisées au hasard d’une chronologie bousculée par la mémoire. Le père, durant tout le temps de la représentation, sera muet. Hormis, de temps à autre, un mot ou une phrase reprise en écho de son garçon ou ponctuant un souvenir évoqué. Sa présence est celle d’un corps qui se traîne.

Le ton parfois se hausse. Les tensions sont perceptibles. Mais se ressentent une tendresse réprimée, une affection refoulée, un lien profond entre ces deux mondes en train de se rencontrer. Et cette part profondément humaine est touchante parce que proche de l’expérience de chacun. Tandis que le musicien, dans sa cage transparente protectrice, accompagne, souligne, soutient, suscite des atmosphères.

Le moment est venu de faire le point. Entre paternel et rejeton, ce ne fut pas l’entente cordiale mais plutôt l’incompréhension et l’insatisfaction. Le premier muré dans le taciturne de préjugés héréditaires sur la masculinité, le patriarcat
institutionnel, le recel des sentiments apparents, la maladresse. Le second égrène l’inventaire des frustrations émotives, les espoirs châtrés, le vide de la tendresse.

Derrière la façade de l’aîné se dévoile un être qui a aimé être vivant mais s’est contraint à la carapace, s’est défoulé dans l’alcool. Au-delà des manques, le fiston s’est exprimé dans la créativité artistique, assume son homosexualité, ravaude son amour filial pour éliminer les regrets.

Se dessinent deux existences parallèles mais inversées. Celle du père qui n’a pas pu choisir son métier, pas pu s’offrir de vraies vacances, pas pu bénéficier des plaisirs, pas réussi à changer ses points de vue. Celle du gamin qui est parvenu à être créatif, a été au bout de ses études, a assuré sa sexualité différente.

La fin prend des allures de coup de poing, de gueulante militante. Après avoir démontré la pénibilité d’un travail pour non qualifié, le désintérêt des services sociaux envers un travailleur diminué, la solitude qui grandit avec le vieillissement, le jeune homme, assisté d’une vidéo belliqueuse, dénonce avec virulence des décisions politiques arbitraires défavorables aux défavorisés. Des sentiments partagés par des individus, nous voici au cœur d’une manifestation collective. Symbole exacerbé d’une société en manque d’équité.

Les deux interprètes y ont donné le mieux : Philippe Grand’Henry a misé sur un corps pesant capable de moments violents, un ton passant du bourru à l’attendri ; Adrien Drumel a gardé sa conviction ferme de dire le trop longtemps caché, a donné son énergie en voix et gestes, s’est déchaîné dans le revendicatif exacerbé.

Durée : 1h30

Lire : Edouard Louis, Qui a tué mon père, Paris, Seuil, 2018

Metteur en scène : Julien Rombaux
Jeu : Philippe Grand’Henry, Adrien Drumel
Collaboration artistique : Gwendoline Gauthier
Compositeur et musicien : Camille-Alban Spreng –
Scénographe : Boris Dambly
Peinture : Eugénie Obolensky –
Costumière : Britt Angé
Création lumière : Émily Brassier
Régisseur plateau : Peter Flodrops
Régie lumière, vidéo, son : Candice Hansel –
Photo : ©Pierre-Yves Jortay –
Diffusion : La Charge du Rhinocéros
Production : Maison de la Culture de Tournai
Coproduction : Mars – Mons arts de la scène, L’ANCRE – Théâtre Royal, Théâtre de la Vie

11-12.01.2022 Maison de la Culture Tournai (Be)
02-04/02 L’Ancre Charleroi (Be)
15-26/02 Théâtre de la vie Bruxelles (Be)

Qui a tué mon père d’après Edouard Louis

A propos de l'auteur
Michel Voiturier
Michel Voiturier

Converti au théâtre à l’âge de 10 ans en découvrant des marionnettes patoisantes. Journaliste chroniqueur culturel (théâtre – expos – livres) au quotidien « Le Courrier de l’Escaut » (1967-2011). Critique sur le site « Rue du Théâtre » (2006-2021)....

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