Les Sorcières de Salem d’Arthur Miller

Tragédie d’un mauvais procès

Les Sorcières de Salem d'Arthur Miller

La pièce d’Arthur Miller est la mise en fiction d’un fait divers du XVIIe siècle dans la petite ville de Salem (Massachusetts) dont les enjeux furent plus complexes que dans la pièce de Miller, néanmoins, une tragédie fréquente au Moyen Âge en Europe qui conjuguent l’hystérie collective et la paranoïa, le besoin d’un bouc émissaire pour souder une communauté, la capacité des hommes à authentifier la fiction, à faire une vérité d’un mensonge, toute question amplifiée à notre époque où communication et information s’emballent pour véhiculer les nouvelles les plus folles dans la perspective de désigner un coupable. Dénoncer la chasse aux sorcières à l’époque du maccarthysme des années 1950 par le truchement de ce fait divers illustre le vieux dicton populaire selon lequel quand on veut tuer son chien on l’accuse de la rage. En 1 692 à Salem la rage était la sorcellerie et le culte du diable, en 1950, c’était le communisme et ses sympathisants ce qui a donné lieu à la fameuse liste noire des artistes suspects — dont a fait partie Miller — qu’on refusait d’employer.
La pièce de Miller mal reçue à sa création (1 953), a été portée à l’écran, notamment par Raymond Rouleau qui a réalisé un film (dialogues Jean-Paul Sartre) avec Simone Signoret et Yves Montand (Miller aurait ultérieurement bloqué le film pour nuire à Yves Montand, un temps amant de Marilyne Monroe, alors épouse de l’écrivain). En 1996, The crucible une nouvelle version cinématographique adaptée par Miller lui-même est réalisée par Nicholas Hytner qui reprend le titre original de la pièce, Le creuset (creuset dans lequel marmitent et bouillonnent le pire métal des pulsions humaines ?).

Au départ une banale histoire d’adultère qui dégénère en tragédie collective. Pour se venger d’avoir été chassée par Elisabeth Proctor, la femme de son amant qui a découvert leur liaison, la jeune Abigail, suivie par ses copines, se livre dans la forêt à des transes conduites par Tituba, une esclave noire, au cours desquelles elle boit le sang d’un poulet appelant la mort d’Elisabeth. Elles dansent, l’une d’elles court nue dans la forêt, jusqu’à ce que le révérend Parris les surprenne et découvre que sa propre fille, tombée dans une sorte de coma, fait partie de la sarabande. Pour justifier leur comportement, elles prétendent avoir été victimes de sorcières, puis face à la montée de la colère des villageois, en viennent à accuser les uns et les autres de sorcellerie. La calomnie prend vite le statut de vérité (la vérité sort de la bouche des enfants) et est relayée comme une traînée de poudre charriant les accusations les plus invraisemblables. L’hystérie des jeunes filles fait de la surenchère sur l’hystérie collective, allongeant la liste des accusés et personne pour remettre en question la véracité de leur propos, à part le pasteur Hale qu’on avait appelé pour statuer sur la sanction et dont le point de vue évolue au fil du procès pour finalement oser conclure au mensonge des jeunes filles, animées par des motivations très réelles de vengeances diverses.

La mise en scène fantomatique à tonalité en noir et blanc dit toute la noirceur de l’obscurantisme entretenu par le puritanisme d’un pasteur influent. Les chemises immaculées des filles s’opposent aux costumes noirs des hommes d’Église et de loi. Une lumière blanche et crue troue la pénombre. La réalité semble abolie sur le plateau, derrière le rideau de tulle sur lequel se devine en filigrane l’esprit de la forêt. Les scènes de groupe avec jeunes filles, fantasmatiques, sont très réussies. Emmanuel Demarcy-Mota à la mise en scène et à la scénographie (en collaboration avec Yves Collet), Yves Collet et Christophe Lemaire aux lumières travaillent à créer une tension croissante jusqu’à l’inexorable dénouement. La petite Abigail (très convaincante Elodie Bouchez) parvient à ses fins avec la complicité d’une justice expéditive et partiale ; son amant repenti John Proctor sera pendu pour sorcellerie, interprété par Serge Maggiani, admirable en victime innocente et sacrificielle. Le pasteur Hale s’avère être aussi un personnage intègre et incorruptible, interprété par le talentueux Philippe Demarle dont l’impassibilité et le sang-froid tranchent dans cette ambiance électrique. La troupe du Théâtre de la ville défend avec talent ce spectacle dont la sobriété esthétique stigmatise par contraste le déchaînement des esprits égarés, possédés par la peur et la violence, un duo toujours gagnant. La chasse aux sorcières a de beaux jours devant elle.

Les Sorcières de Salem d’Arthur Miller, traduction François Regnault, Julie Peigné, Christophe Lemaire ; mise en scène Emmanuel Demarcy-Mota ; scénographie, Yves Collet et Emmanuel Demarcy-Mota ; lumières, Christophe Lemaire et Yves Collet ; costumes, Fanny Brouste : musique, Armand Méliès. Avec Elodie Bouchez, Serge Maggiani, Sarah Karbasnikoff, Philippe Demarle, Sandra Faure, Jauris Casanova, Lucie Gallo, Jackee Toto, Marie-France Alvarez, Stéphane Krähenbühl, Eleonore Lenne, Gérald Maillet, Grace Seri, Charles-Roger Bour. Au théâtre de la ville-Espace Cardin du 8 septembre au 9 octobre. Durée : 1h50. Résa : 01 42 74 22 77.

© Jean-Louis Fernandez

A propos de l'auteur
Corinne Denailles
Corinne Denailles

Professeur de lettres ; a travaille dans le secteur de l’édition pédagogique dans le cadre de l’Education nationale. A collaboré comme critique théâtrale à divers journaux (Politis, Passage, Journal du théâtre, Zurban) et revue (Du théâtre,...

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