Paris, Bouffes du Nord jusqu’au 3 novembre

Les Soeurs Hilton, texte de Valérie Lesort

Daisy et Violet, les inséparables

Les Soeurs Hilton, texte de Valérie Lesort

Valérie Lesort et Christian Hecq sont des spécialistes de tout ce qui se rapporte à l’étrangeté du monde, des monstres marins de 20 000 lieues sous les mers aux sœurs siamoises Hilton en passant par La Mouche téléportée. Savants fous et gamins facétieux, ils s’aventurent sur les chemins creux de la normalité dont ils font exploser les frontières, entaillent la peau du conformisme et révèlent les monstres cachés dans ses entrailles, faisant la part belle à tous moyens qui mettraient en défaut la norme à savoir l’imaginaire, le grotesque cultivé par le cirque et son cortège de clowns, d’ambiance tonitruante, de tours de magie, de vrai faux cul-de-jatte, d’exhibitions d’êtres humains handicapés qu’on appelait des monstres, renvoyant ainsi à la figure de la société son intolérance chronique vis-à-vis de l’autre.
Raconter l’histoire de Daisy et Violet Hilton dans ce contexte forain a toute sa logique puisque c’est ainsi qu’elles vécurent toute leur vie ou à peu près. Adopter à la naissance par Mary Hilton, sous prétexte d’un acte de générosité pour soulager la pauvre mère fille, la Mary a tout de suite vu le profit qu’elle pourrait tirer de l’exploitation de leur « monstruosité ». À l’époque, au début du XXe siècle, c’était une tradition que d’exhiber des malheureux affligés de difformités.
Tod Browning est un des premiers réalisateurs à rendre compte de cette ignominieuse exploitation dans son film Freaks (1932) auquel ont participé les sœurs siamoises. La plus belle réussite dans ce domaine est peut-être Elephant man de David Lynch (1980). Vénus noire de Abdellatif Kéchiche (2010), qui raconte l’histoire de la Vénus hottentote exhibée dans les cirques et les zoos humains du XXe siècle, conjugue la question de l’esclavage et la difformité morphologique.
Formellement, le spectacle s’affranchit de la dimension tragique du sujet pour le transposer directement dans le contexte de foire de l’époque et confie à la caricature la charge de la critique. En somme, le rire est sollicité pour mieux dénoncer, un subterfuge vieux comme le monde dont Valérie Lesort et Christian Hecq ont fait le moteur du spectacle, comme s’ils avaient opté pour une lentille grossissante x 100. Nous sommes donc dans un cirque ; face public, l’entrée des artistes, au-delà un second espace. Le lieu, tendu de rouge, est comme une entité dont feraient partie ses acteurs tous vêtus du même tissu rouge vif. Si on ne retiendra pas le talent de chanteur de Christian Hecq, il fait recette avec son talent clownesque, son sens de la mimique, du décalage, au risque parfois de réduire son rôle à un numéro d’acteur ; il fait beaucoup rire en sage-femme opulente et en mère adoptive irascible.

Les sœurs Hilton sont brillamment interprétées par Valérie Lesort et Céline Milliat-Baumgartner. Elles sont toutes les deux sidérantes de vérité depuis la naissance des bébés jusqu’à leur mort à 59 ans de la grippe de Hong Kong lors de la pandémie en 1969. Petites filles, elles sont conformes aux gravures de l’époque, enjouées malgré leur handicap qui les soude depuis la base de la colonne vertébrale. Elles ont le même système de vascularisation mais pas d’organes communs. Elles sont soumises à la violence de la relation avec Mary Hilton, soumise à cette contrainte inhumaine de devoir se supporter l’une l’autre 24h sur 24, maintenues dans un état d’isolement absolu, et pourtant souriantes, joliment vêtues. L’illusionniste célèbre Harry Houdini, leur apprend à « se séparer mentalement » pour respirer un peu. Elles vont connaître une réussite fulgurante puis une chute inéluctable jusqu’au snack qui leur assure une fin de vie précaire. Deux scènes en écho disent tout de leur destin tragique et de leur déchéance : On les voit enfants sur un cheval de bois fixé sur un mât rouge et blanc, dévorant pomme d’amour, sucette et barbe à papa. À la fin de leur vie, elles se retrouvent sur la scène d’un cabaret sordide. Le mât rouge et blanc du carrousel est devenu la triste colonne qui sert d’accessoire aux effeuilleuses des clubs de strip-tease.
Sous des airs farceurs, le spectacle dénonce l’exploitation des plus vulnérables, la peur de la différence de quelque nature qu’elle soit. La qualification de race inférieure, d’êtres hors normes (mais qui fixe la norme ?) fait recette depuis des siècles, et nous n’en avons pas fini avec l’exclusion.

Les Sœurs Hilton. Texte Valérie Lesort. Mise en scène Christian Hecq et Valérie Lesort. Avec Yann Frisch, Christian Hecq, Valérie Lesort, Céline Milliat-Baumgartner ; Un musicien Renaud Crols. Et la participation de Monika Schwarzl en alternance avec Claire Jouët-Pastré. Scénographie et costumes Vanessa Sannino.. Lumières Pascal Laajili. Musique et conception sonore Mich Ochowiak et Dominique Bataille. Magie Yann Frisch. Conception et fabrication des entresorts Père Alex. Perruques, maquillages et prothèses Cécile Kretschmar. Chorégraphie Yohann Têté.
A Paris, aux Bouffes du Nord jusqu’au 3 novembre 2024.Durée : 1h45. www.bouffesdunord.com

© Fabrice Robin

A propos de l'auteur
Corinne Denailles
Corinne Denailles

Professeur de lettres ; a travaille dans le secteur de l’édition pédagogique dans le cadre de l’Education nationale. A collaboré comme critique théâtrale à divers journaux (Politis, Passage, Journal du théâtre, Zurban) et revue (Du théâtre,...

Voir la fiche complète de l'auteur

Laisser un message

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.

S'inscrire à notre lettre d'information
Commentaires récents
Articles récents
Facebook