Les Murs sauvages de Gilles Sampieri

La dignité d’un entraîneur et de son apprenti

Les Murs sauvages de Gilles Sampieri

La banlieue et les quartiers périphériques des villes offrent un tableau caricatural bien connu qu’on tente de rehausser - perspective prestigieuse et financière du Grand Paris -, mais en attendant, avenues et rues toutes pareilles, espace en travaux continuels - destruction des vieux bâtiments pour la construction anarchique d’immeubles modernes, lieu de résidence dévolu aux populations défavorisées d’origines diverses, parfois territoire de violences latentes qui se manifestent ici et là.

« Des usines, des mairies, des passerelles, des quais, des cheminées, des grues, du fer et du ciment, (…) Ne s’agit-il pas d’une seule ville immense et triste, en forme d’anneau ? » écrivait Henri Calet, France-Soir, 1946. Une période intense de reconstruction succédant à la Seconde Guerre mondiale ; aujourd’hui, reprise de travaux hyperboliques - suprématie du verre et du béton.

Tel est le décor extérieur brut posé sur la périphérie, soubassement d’un regard intérieur plus amer encore : pour les habitants de ces banlieues, il apparaît qu’« (…) être immigré, ce n’est pas vivre dans un pays qui n’est pas le sien, c’est vivre dans un non-lieu, c‘est vivre hors des territoires (…) » (Tahar Djaout, L’Invention du désert dans Littératures francophones du monde arabe)

Or, existe et se pratique en banlieue le sport « royal », affaire de performance physique et de compétition, de spectacle et de consommation, recherche exaltée d’un épanouissement physique.
Le sport est aussi une version pacifique de la violence, ou plutôt sa catharsis dans la compétition : « (…) sans doute le sport était brutal. On peut dire qu’il est le précipité d’une haine générale, très finement divisée, qui trouve un dérivatif dans les compétitions. »(R. Musil, L’Homme sans qualités).
On joue pour gagner, tel est le sens du jeu, « mais dès qu’apparaît la question de prestige, dès que vous sentez que si vous perdez, vous et un groupe plus important seront déshonorés, les instincts belliqueux les plus sauvages se réveillent. » (G. Orwell, « L’esprit sportif », 1945)

L’auteur et metteur en scène Gilles Sampieri, initiateur d’une belle « trilogie des périphéries » dont le premier volet Auteur mort en résidence ou La Veuve du 9.3, a précédé la pièce présentée aujourd’hui, Les Murs sauvages - rappel ironique d’un titre plus bucolique -, est sensible aux réalités socio-économiques et existentielles du monde, révélant avec clarté, hors de tout manichéisme, la violence émancipatrice de la rencontre entre un jeune joueur et son entraîneur.

Ils sont les représentants de deux générations reléguées dans des installations vétustes, entre désillusion de l’Ancien de haut niveau et promesse d’avenir de l’Apprenti. Le vieux stade est leur territoire où ils s’efforcent de survivre face à des origines cachées - sources de douleur privée.
La pièce évoque les répercussions de l’immigration et la transmission des origines, selon le Bumidom (Bureau pour le développement des migrations d’outre-mer).
Or, la mémoire est altérée de contradictions, les souvenirs se contredisent, masquent les origines et mènent au dénigrement.
La confrontation scénique entre les sportifs se fait dans les vestiaires, sous les lumières de Melchior Delaunay, avec pour accessoire un grand sac de ballons à regonfler toujours. Les deux s’y retrouvent, se changent, organisent l’entraînement, font le point, discutent de carrière.

Pour les jeunes, l’éclat des stars du sport mondial et de leurs performances stimule la pratique sportive ordinaire, via les contrats avec les grandes marques et ses champions, supports publicitaires, chaussures, vêtements, matériels …, efficaces sur le marché florissant du sport.
« L’entraîneur évoque la marchandisation du sport, le formatage des jeunes joueurs, l’écart et les passerelles entre sportifs amateurs et professionnels. Il interroge la place des jeunes et la responsabilité des anciens dans la construction des nouveaux schémas de réussite », dit l’auteur.

Les excellents acteurs, Maxime Lévêque qui joue l’apprenti, et Walter Thompson l’entraîneur, sont justes et percutants - authenticité et sincérité -, perdus et reclus à l’intérieur d’eux-mêmes, deux belles présences aux longs silences ménagés, méditant, posant le regard sur le public - leur miroir.
Splendide attention décelable sur la scène, portée à soi et à l’autre, et digne tension palpable de qui désire s’affirmer, ne rechignant pas à la tâche, découvrant l’amour et l’oubli de l’entraînement. Entre considérations sur le monde et l’exigence attendue de soi, ils se placent loin des projecteurs.
Les deux sont mus, chacun à leur manière, par un feu intérieur qui les mine et les brûle, une force qui inspire le respect et l’admiration, tant il est émouvant de saisir une si belle passion d’être. Rien ne semble vouloir faire obstacle à l’apprenti qui pourtant sait évaluer les distances : il écoute son entraîneur avec respect, tout en reprenant le rôle nouveau qui lui échoit : le père tançant le fils.
Le sport de compétition est l’ultime exutoire et refuge promis à leur ascension sociale. Chacun transporte son projet de réussite : appartenir à une société du succès, à une représentation communautaire - identité secrète, réussite solitaire, conjuration de l’échec -, obstacles et mirages.

Le spectacle de Gilles Sampieri offre une analyse judicieuse de ces paradoxes sociétaux, à travers les portraits et la joute verbale de partenaires lumineux mus par les valeurs collectives d’humanité.

Les Murs sauvages ou le vieux stade, texte et mise en scène de Gilles Sampieri, interprétation Maxime Lévêque et Walter Thompson. Collaboration artistique Céline Marguerie, création musicale Gilles Sampieri, lumières Melchior Delaunay, régie générale Thomas Hanff.
Du 4 au 15 mars 2022 au Théâtre Le Colombier, 20 rue M.A. Colombier 93170 Bagnolet. Tél : 01 43 60 72 81. Le 26 août 2022, au Festival Barak Théâtre - Corbeil-Essonnes. Saison 2022-23, dates en cours, au Théatre Dunois Paris 75013.
Crédit photo : Ludmila Chaumard

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Véronique Hotte

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