The Rake’s Progress de Stravinsky au Palais Garnier
Le second Faust de Stravinsky
Ben Bliss est un sémillant Tom Rakewell dans la reprise du Rake’s Progress selon Olivier Py, plein de clowneries et de paillettes.
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- 5 décembre 2024
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IL Y EUT D’ABORD L’HISTOIRE DU SOLDAT, composée pendant la Première Guerre mondiale, sur un texte de Ramuz, pour un comédien et un petit ensemble instrumental : l’heure n’était plus au faste de L’Oiseau de feu, de Petrouchka ou du Sacre du printemps. Trois décennies après ce premier Faust villageois, qui mettait aux prises un modeste soldat avec le diable, Stravinsky donna une nouvelle version du mythe, cette fois à la faveur d’un opéra de vastes dimensions. Ce n’est pas le poème de Goethe toutefois (ou celui de Lenau, ou la pièce de Christopher Marlowe) qui inspira Stravinsky, mais, selon son propre aveu, « les tableaux de la suite du Rake’s Progress de Hogarth, qu’[il vit] en 1947 au cours d’une visite fortuite à l’Art Institute de Chicago ». Le titre de son opéra reprend celui des tableaux : Faust n’est plus un vieux professeur mais un jeune homme qui sombre dans la débauche, son attrait pour l’argent, qu’a deviné le démoniaque Nick Shadow, l’emportant chez lui sur l’émoi amoureux.
La production du Rake’s Progress reprise à l’Opéra Garnier date de 2008 : il s’agissait là de la première mise en scène imaginée par Olivier Py pour l’Opéra de Paris. Seize ans plus tard, on retrouve tous les éléments qui font l’univers de Py : l’attrait pour les corps, le monde du music-hall et du cabaret, les masques d’animaux, les paillettes, etc., comme on a pu les retrouver dans les diptyques La Voix humaine-Point d’orgue et Le Rossignol-Les Mamelles de Tirésias au Théâtre des Champs-Élysées. Il y a ici deux ou trois détails que Py effacerait peut-être, tant ils sont plus qu’une signature, s’il devait repenser lui-même sa mise en scène ex nihilo. Tel quel cependant, et repris avec brio par Joséphine Kirch, le spectacle a son rythme, ses obsessions et son escalier, lesquels accompagnent la chute graduelle du malheureux Tom, jusqu’à ce quintette final où, l’histoire achevée, tout le monde se retrouve pour en tirer la morale à l’instar de l’ensemble qui clôt Don Giovanni.
Orchestre acidulé
Car l’ombre de Mozart plane sur The Rake’s Progress, par les nombreux ensembles dont est balisée par la partition, par une orchestration légère qui fait la part belle aux cordes et aux bois, par l’utilisation du clavecin dans les récitatifs secco. Il s’agit plus ici de détournement que de parodie, un peu comme dans le ballet Pulcinella (qui se fonde sur des thèmes de Pergolèse), dont on retrouve à plusieurs reprises les couleurs et le ton faussement guilleret. Le clavecin ne sert d’ailleurs pas qu’à accompagner les récitatifs : la longue scène des cartes, qui précipite la fin de Tom, est musicalement très prenante par l’utilisation menaçante, presque funèbre, du clavecin à nu.
D’un équilibre délicat, le propos musical du Rake’s Progress est ici constamment tenu par la baguette vive et précise de Susanna Mälkki à la tête d’un orchestre dont on aime les timbres acidulés des bois et l’allant général. La progression est constante des premières scènes aux couleurs relativement linéaires, jusqu’aux derniers épisodes (celui des cartes, qu’on a cité, celui de l’asile), d’une plus grande violence. L’enchaînement des airs, des ensembles et des récitatifs se fait naturellement et met à l’aise les chanteurs. On citera en premier lieu Ben Bliss, dont la voix légère et le timbre transparent, mais aussi la mobilité scénique, donnent la vie à cet innocent dupé qu’est Tom Rakewell. Iain Patersen est un peu monolithique dans ses vêtements de cuir en Nick Shadow, mais il apporte la charge du Mal, brutale et carrée, dans l’univers coloré du spectacle. Golda Schulz n’a pas une voix volumineuse, mais elle met sa fragilité au service de cette espèce de Donna Elvira qu’est Anne Trulove, toujours prête à venir sauver malgré lui son Tom bien-aimé. Clive Bailey est un Trulove sympathiquement sentencieux, et Jamie Barton une Baba la Turque de carnaval, mais qui chante mieux que sa silhouette et son grimage le laisseraient supposer. Les petits rôles sont bien tenus, à commencer par Sellem, le sonore commissaire-priseur.
Illustration : Nick Shadow (Iain Patersen), à droite, montre à Tom Rakewell (Ben Bliss) ce qu’est la vie (photo Guergana Damianova/Opéra national de Paris)
Stravinsky : The Rake’s Progress. Avec Ben Bliss (Tom Rakewell), Iain Patersen (Nick Shadow), Golda Schulz (Anne Trulove), Clive Bailey (Trulove), Jamie Barton (Baba la Turque), Justina Gryngité (Mother Goose), Rupert Charlesworth (Sellem), Vartan Gabrielian (l’Infirmier). Mise en scène : Olivier Py ; décors et costumes : Pierre-André Weitz ; lumières : Bertrand Killy. Chœurs (dir. Ching-Lien Wu) et Orchestre de l’Opéra national de Paris, dir. Susanna Mälkki. Palais Garnier, 4 décembre 2024. Représentations suivantes : 8, 10, 12, 17, 23 décembre.