Le Crépuscule des singes

Au Vieux-Colombier, le chassé-croisé de Molière et de Boulgakov, tous deux en butte à la censure.

Le Crépuscule des singes

Parvenue à mi-temps des célébrations du quatrième centenaire de Molière, la Comédie-Française s’offre une création autour du fondateur de la maison. Une pièce écrite à quatre mains par Alison Cosson et Louise Vignaud d’après les vies et œuvres de Molière et de Boulgakov. En les faisant se rencontrer, tous deux ayant eu, à trois siècles d’écart, maille à partir avec la censure. Très riche mais pas complètement aboutie quoique très (trop) bien documentée sur les deux auteurs, la pièce cherche son style. Mais offre quelques grands moments de théâtre et d’émotion dans l’évocation de ces deux créateurs à la vocation contrariée.

Très écrite, la pièce montre une extraordinaire galerie de personnages, tous historiques, qui s’entrecroisent sur la petite scène du Vieux-Colombier, portés par huit acteurs, la plupart interprétant au moins trois rôles chacun. Avec son brio coutumier, la troupe parvient à faire revivre deux mondes aussi différents que ceux du théâtre au temps de Louis XIV et de l’Union soviétique investie par le pouvoir stalinien.

Avec cette création dans cette salle plus ouverte à l’expérimentation, Louise Vignaud signe sa deuxième mise en scène à la Comédie-Française, après sa mémorable Phèdre de Sénèque au Studio-Théâtre en 2018 (https://www.webtheatre.fr/Phedre-de-Seneque). L’autrice revendique une « circulation libre de l’imaginaire », une pièce, ou plutôt une fable à la fois écrite et composée à partir des œuvres des deux écrivains, le second étant un bon connaisseur du premier dont il a écrit la biographie et dont il a été le traducteur et adaptateur. Outre l’amour du théâtre, les deux dramaturges ont en commun une relation complexe, ambivalente, avec le pouvoir, une impossibilité de renoncer, un acharnement au travail et une pugnacité à faire exister leurs œuvres, rendus vulnérables à la maladie qui les emportera tous deux à la cinquantaine.

Quels sont les singes du titre de la pièce ? Ces primates, répondent les autrices,
qui ont étudié la symbolique dans les représentations de l’animal au fil des siècles, sont des doubles de l’artiste, ils imitent et révèlent l’homme par la mise en jeu de son reflet. Soit, mais on ne voit pas bien le rapport avec le drame, sinon une agilité à passer d’un univers à l’autre, à glisser du rêve à la réalité, à réinventer Molière à partir de la réinvention de Boulgakov. Mais l’abus de symboles alourdit un peu le propos, faisant apparaître ses ficelles. Symboles autour de la lumière notamment : l’ampoule usée est remplacée par la bougie éclairant les ténèbres et convoquant le passé sous la forme du flambeau qui guide Molière dans son voyage dans le temps.

Sinistre appartement communautaire

La pièce se situe à Moscou, en 1929, au moment où l’étau stalinien se resserre et commence à faire interdire les pièces de Mikhaïl Boulgakov, à purger les bibliothèques de ses livres. L’auteur, né en 1891 à Kiev (détail qui n’est pas indifférent aujourd’hui) n’a pour seul soutien que sa femme Elena. Et trouve des ressources dans l’évocation des figures du passé, ces hommes de lettres amis et soutiens de Molière comme La Fontaine, Boileau et Chapelle, qui surgissent dans son sinistre appartement communautaire, lui apportant un peu de réconfort. Boulgakov, qui a assuré sa subsistance en intégrant en 1930 le Théâtre d’art de Moscou comme assistant - sans obtenir pour autant l’assurance que ses pièces soient jouées - voit dans la cabale contre Le Tartuffe un écho de ses propres tourments.

A la manière des poupées russes, la dramaturgie signée d’Alison Cosson emboîte les situations les unes dans les autres, partant de l’appartement dévasté de Boulgakov pour y revenir au finale. Dans cette boucle qui passe par la scène parisienne du Petit Bourbon avec ses personnages bigarrés et le Théâtre d’art de Moscou avec ses fonctionnaires coincés dans la bureaucratie, les deux acteurs principaux ont des rôles très contrastés. Pierre Louis-Calixte campe un Boulgakov de plus en plus halluciné, dépassé par les événements, émouvant de candeur. Pour sa part, Nicolas Chupin interprète un Molière qui a les pieds sur terre, ferraillant aussi bien avec Madeleine Béjart qu’avec sa fille Armande, mais peu à peu vaincu par la toux qui le ravage.

Extraordinaire est la partition de Thierry Hancisse qui campe pas moins de cinq personnages, passant du rôle de la Marquise de Rambouillet, la plus capée des précieuses, ulcérée de se retrouver caricaturée par Molière, à celui de l’effarant Archevêque de Paris qui plaide auprès de Louis XIV la prison à perpétuité pour l’auteur du Tartuffe. Formidable aussi, Géraldine Martineau qui campe de façon très convaincante aussi bien la jeune Armande Béjart que le Roi soleil en personne qui négocie la survie de son auteur favori.

Le crépuscule des singes, Comédie française, salle du Vieux Colombier, jusqu’au 10 juillet, www.comedie-francaise.fr. Avec Thierry Hancisse, Coraly Zahonero, Christian Gonon, Pierre Louis-Calixte, Gilles David, Géraldine Martineau, Claïna Clavaron, Nicolas Chupin.
Texte : Alison Cosson et Louise Vignaud, mise en scène Louise Vignaud, dramaturgie : Alison Cosson, scénographie : Irène Vignaud, costumes : Cindy Lombardi, lumières : Julie-Lola Lanteri, son : Orane Duclos, maquillages et perruques : Judith Scotto.
Photo Christophe-Raynaud-de-Lage

A propos de l'auteur
Noël Tinazzi
Noël Tinazzi

Après des études classiques de lettres (hypokhâgne et khâgne, licence) en ma bonne ville natale de Nancy, j’ai bifurqué vers le journalisme. Non sans avoir pris goût au spectacle vivant au Festival du théâtre universitaire, aux grandes heures de sa...

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