La musique et l’univers, 14 milliards d’années-lumière !

L’astro-physicien Hubert Reeves nous a quittés le 13 octobre dernier. En mai 2021, il nous livrait sa vision des liens qui unissent Beethoven et le grand tout cosmique.

La musique et l'univers, 14 milliards d'années-lumière !

« Je voudrais essayer d’intégrer l’activité musicale à une vision plus générale de l’univers. Le point le plus important est celui de la créativité : une propriété de la nature mais aussi des musiciens. Nous avons quantité d’images de l’univers et en particulier un document très parlant sur son histoire, grâce à la découverte du rayonnement fossile. En 1965, des ingénieurs qui photographiaient le ciel ont capté une image dont on a “de bonnes raisons” de croire qu’elle serait celle de l’univers, tel qu’il était en un temps très proche de ses débuts, image qui aurait mis 14 milliards d’années-lumière à nous parvenir. Cette image des premiers temps ressemble à un ciel, mais dans lequel il n’y a aucune structure, ni étoiles, ni galaxies, ni planètes, ni êtres vivants – une matière incohérente. Ce qui indique que, au cours des 14 milliards d’années de sa vie, l’univers s’est structuré, il a commencé par faire des galaxies, puis dans ces galaxies des étoiles, des planètes, le système solaire (il y a 4 milliards d’années). Des animaux en quantité innombrable se sont créés sur la terre, des molécules, grosses et petites, des êtres humains, etc. Il y a donc une histoire de l’univers : parti d’une matière incohérente, il a progressivement fabriqué des éléments et les a assemblés, comme dans un jeu de lego.

« Pourquoi l’univers s’est-il ainsi structuré ? On pourrait dire qu’il a été soumis à une pulsion qui lui a permis de se complexifier de plus en plus et d’inventer la vie – la forme la plus avancée de complexité. Le cerveau humain étant certainement le système le plus complexe de tous et le plus efficace, doté des capacités les plus nombreuses et les plus diversifiées : créer, improviser – faire de la musique, en définitive.

L’humanité à son meilleur

« Je crois que la musique, c’est l’humanité à son meilleur. Vous écoutez une œuvre musicale et vous avez devant vous l’ensemble des opérations qui sont ou ont été impliquées : le compositeur, le luthier qui a conçu et assemblé les instruments qui vont permettre de la faire entendre, l’interprète qui passe une partie de sa vie à apprendre comment la jouer et à en rendre possible l’exécution, et jusqu’à l’auditeur avec ses capacités de perception, d’émotion et de compréhension. Tout cela fait de la musique l’activité qui rassemble le plus grand nombre de compétences, d’informations, d’efforts humains… Vous pourriez me rétorquer : “fabriquer des armes de guerre, c’est aussi très compliqué”… Oui, mais ce n’est pas l’humanité à son meilleur !

« Vous pouvez mesurer la complexité d’un objet au nombre de mots nécessaires à sa description. Je vous assure qu’une symphonie de Beethoven, si vous voulez la décrire vraiment en détail, c’est infiniment plus compliqué qu’une étoile. Une étoile, c’est une grosse boule de gaz incandescent. Une fois que vous avez dit cela, vous avez tout dit. Essayez de dire en peu de mots ce qu’est la Neuvième Symphonie de Beethoven ! C’est l’activité elle-même de la musique qui est le meilleur de l’humanité, la plus civilisée. Cela touche à la fois au goût, à l’intelligence, à l’émotion, à la communication. C’est une activité qui met en jeu toutes les parties de l’âme humaine. Structuration et émotion sont deux activités totalement différentes. L’activité scientifique pourrait se résumer par : “Comment ça marche ?” et l’activité morale et esthétique par : “Qu’est-ce que ça vaut ?” La science peut vous expliquer comment fabriquer une bombe atomique ; elle ne peut pas vous dire, en revanche, si c’est une bonne ou belle idée. Science et valeur : la musique est une espèce de lieu commun à ces deux champs, où ils se rejoignent. Elle est construction et met en jeu en même temps le goût, l’esthétique.

Formes de la musique, forme de la matière

« Elle est également dotée, comme l’univers, d’une capacité d’évolution : on pourrait dire que Mozart aurait été impossible sans Haydn avant lui. Pour moi, la musique est un schéma parallèle au schéma du développement de l’univers, qui part du chaos pour s’organiser progressivement. Je crois vraiment à l’idée que la musique suit une évolution, où ce qui précède influence ce qui suit. C’est typiquement la preuve qu’“il y a du nouveau” dans l’univers… Wagner n’aurait pu advenir si Beethoven n’avait pas créé – non seulement de la musique mais surtout de nouvelles façons de faire de la musique, de nouvelles formes. Je parle ici des formes de la musique comme je pourrais parler de la forme de la matière. Je pense qu’il y a une évolution par déduction, d’une forme à l’autre, à quoi s’ajoute, à chaque étape, du nouveau.

« Cela dit, quand j’écoute de la musique, je ne suis plus un scientifique ; cela n’a plus rien à voir en moi ; ce n’est pas la même fonction dans mon cerveau. Quand j’ai effectué un travail mental dans la journée, je suis fatigué, mais la musique ne me fatigue jamais. La musique me plait vraiment quand elle m’embarque… Je crois que pour la goûter, il ne faut surtout pas être dans le mental. Vous regardez Abbado diriger dans une émission de télévision, il fait partie de votre contemporain, de ce moment présent. Et tout d’un coup vous vous souvenez qu’il est mort, qu’il est sorti de votre contemporain mais il reste pourtant avec vous… La musique fait revivre des êtres et des objets qui sembleraient morts sans elle. »

Propos recueillis par Hélène Pierrakos

Photo AFP/Loïc Venance

Astrophysicien, Hubert Reeves a publié de nombreux ouvrages dont Patience dans l’azur, Poussières d’étoiles, Je n’aurai pas le temps, L’Univers expliqué à mes petits-enfants, J’ai vu une fleur sauvage, Chroniques des atomes et des galaxies, Dernières nouvelles du Cosmos, etc. qui ont rencontré la faveur d’un très large public. Le banc du temps qui passe – Méditations cosmiques est paru en juin 2020 (Le Seuil, coll. « Points Sciences »).

A propos de l'auteur
Hélène Pierrakos
Hélène Pierrakos

Journaliste et musicologue, Hélène Pierrakos a collaboré avec Le Monde de la Musique, Opéra International, L’Avant-Scène Opéra, Classica, etc. et produit des émissions sur France Musique, France Culture, la Radio Suisse Romande et, depuis 2007 :...

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