La mort de Florence Delay

Le sens fulgurant des cultures qui nous ont faits

La mort de Florence Delay

Florence Delay, morte à Paris le 1er juillet, est sans doute restée toute sa vie dans les arrière-plans du premier plan. Quelle carrière, quelles réussites d’auteur au théâtre et en d’autres expressions, quelles collaborations avec les plus grands dont elle était par son intelligence et ses talents l’égale ! Elle avait été élue à l’Académie française en 2000. Mais elle semblait se moquer de la gloire et donnait l’impression de se divertir à pratiquer en parallèle les actes littéraires et les actes artistiques sans revendiquer, comme beaucoup, que l’effort était d’une extrême difficulté et d’une nécessaire glorification. Elle s’est inscrite magistralement dans l’histoire du livre, de la pensée et du spectacle sans ces battages dont tant d’autres raffolent.
On ne rappellera pas ici tous ses romans et essais, ni les prix qui tombèrent en rafale sur ses épaules (citons quand même Riche et Légère qui obtint le Femina en 1983). Sa trajectoire théâtrale est centrale et s’inscrit dans une histoire personnelle. Pour elle, tout naît d’un milieu favorisé et où bien des disciplines culturelles s’imbriquent. Fille du psychiatre et écrivain Jean Delay - une sommité de la première moitié du XXe siècle, c’est un ami de Gide, il écrit dans Le Figaro, reçoit les plus grands noms de l’époque et les nouveaux venus chercheurs de modernités -, elle voit à domicile des personnages comme Jacques Copeau ou Roger Martin du Gard et, à l’âge de la jeunesse la plus verte, fréquente les milieux du théâtre, de la peinture, de la musique et du cinéma. Elle n’a rien pour autant de l’enfant gâté qui s’appuie sur ses privilèges. Elle va suivre vite plusieurs pistes, simultanément : l’assistanat au théâtre et au cinéma, l’étude de l’espagnol à la Sorbonne, les recherches historiques et la vie d’actrice. A 20 ans, elle est déjà la Jeanne d’Arc du film de Robert Bresson (1962). Mais ne brûlons pas les étapes. Elle aimait se souvenir qu’elle, qui fut toujours une grande chrétienne, fut placée un moment dans l’enseignement religieux et fit ses débuts de comédienne dans une école privée où dirigée par des sœurs, à dix ans, elle était l’ânon Cadichon dans une adaptation de la comtesse de Ségur. Après ses études secondaires au lycée, elle s’inscrivit à l’école de Jacques Copeau où elle eut comme professeur Raymond Gérôme. Ensuite les rencontres, les affinités et sa merveilleuse personnalité de bosseuse séduisante, sachant tout faire et tout penser, lui permirent d’être là où le cinéma et la scène se réinventaient. Tout cela en acquérant l’agrégation d’espagnol et en dispensant un peu plus tard (et pour longtemps) des cours dans cette discipline à la Sorbonne !

Chercheuse, essayiste, poète
A la fin des années 70, elle fut même pendant cinq ans critique dramatique à la Nouvelle Revue Française. Ses fréquentations allant de Raymond Rouleau, Jean-Louis Barrault et Jean Vilar, qui la prit comme stagiaire, à Antoine Vitez, c’est à ce dernier qu’elle dut de donner à sa passion hispanique la forme de l’écriture théâtrale. Vitez demanda à cette jeune femme, qui avait déjà écrit pour Simone Benmussa un spectacle autour de Calderon, de traduire La Célestine de Fernando de Rojas, ce chef-d’œuvre un peu obscène centré sur un personnage de maquerelle. Son texte, fin et dru à la fois, aboutit à l’une des principales réalisations de Vitez qui, au festival d’Avignon 1989, triompha avec l’incarnation de la commerçante du sexe par Jeanne Moreau. Se souvenir de cela et de la reprise de cette même Célestine par Christian Schiaretti et, pour le rôle-titre Hélène Vincent, au TNP en 2011, n’éclaire qu’une petite fraction de l’œuvre et de la vie multiples de Florence Delay. (La dernière édition du texte a paru à L’Avant-Scène théâtre).Une grande part de cette activité qui tient à la fois du chartiste, de l’essayiste et du poète peut être remise au présent si l’on lit son livre La Vie comme au théâtre (Gallimard, 2015). Elle est là une mémorialiste d’elle-même qui parle avec une étonnante liberté – cette ignorance volontaire des respectabilités -, exprime beaucoup d’amitié pour cette haute faune culturelle avec laquelle elle a œuvré de loin ou de près, mais n’a que faire des réputations et des hiérarchies. Toujours enjouée, avec un verbe inattendu, elle ne prend pas au sérieux certains magisters dogmatiques et n’hésite pas à répliquer au grand critique Michel Cournot qui, en 1979, n’a pas aimé son Graal Théâtre écrit avec Jacques Roubaud. Pourtant – c’est un paradoxe mais la complexité est la nature même de l’écrivaine -, ce livre déborde de tendresse, de gentillesse et de reconnaissance.
Toute sa vie, elle a eu pour les textes et certains hommes un amour d’adolescente. Précisément, ce Graal Théâtre, qui est un monument du théâtre français et qu’ont monté Marcel Maréchal en 1979 et Christian Schiaretti associé à Julie Brochen entre 2011 et 2014, repose sur une connivence aussi sentimentale qu’intellectuelle entre elle-même, l’auteure à la formation universitaire, et Jacques Roubaud, l’acteur-poète-mathématicien qui possédait une connaissance encyclopédique et ludique de notre langage. Ils ont l’un et l’autre un sens fulgurant des cultures qui nous habitent et constituent. Pendant trente-cinq ans, ils composent, autour de la légende du roi Arthur et des récits de la Table ronde, ils composent, ensemble ou chacun chez soi, ce qu’ils appellent un « arbre à dix branches », dont les dix pièces font vivre en parallèle la chevalerie céleste de Joseph d’Arimathie et celle terrienne de l’enchanteur Merlin. Dans les traces de Perceval, Morgane, Gauvain, Lancelot, c’est une vision neuve de notre Moyen-Age, exploré à partir du verbe même de Chrétien de Troyes et d’auteurs anonymes, et ressuscité dans une lumière où s’additionnent les siècles de notre Histoire. Une fois la décalogie achevée, leur amour est éteint…
Impossible d’en finir avec Florence Delay. Une dernière étape dans sa planète littéraire. Son roman, L’Insuccès de la fête (Gallimard, 1990), imagine la création d’une tragédie-spectacle par le poète Etienne Jodelle, auteur de la première tragédie de notre répertoire, en 1558, devant le duc de Guise et le roi Henri II. Tout son art d’entrer dans l’Histoire, en notre patrimoine, et de fraterniser avec la joie et la douleur d’êtres oubliés est là.

Photo Babelio.

A propos de l'auteur
Gilles Costaz
Gilles Costaz

Journaliste et auteur de théâtre, longtemps président du Syndicat de la critique, il a collaboré à de nombreux journaux, des « Echos » à « Paris-Match ». Il participe à l’émission de Jérôme Garcin « Le Masque et la Plume » sur France-Inter...

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