2e édition du Festival Pianopolis d’Angers
La beauté dans l’éclectisme
Entre grand répertoire, jazz et création, un festival ouvert à tous.
PLACÉ SOUS LA DIRECTION ARTISTIQUE du pianiste Alexandre Kantorow, le Festival Pianopolis d’Angers permettait, pour sa deuxième édition, de savourer une programmation très inventive, allant du répertoire classique et romantique, jusqu’au jazz et à la création contemporaine, en passant par des œuvres pour le jeune public ou le cinéma muet accompagné au piano. Le musicologue Nicolas Dufetel, qui est aussi adjoint à la culture et au patrimoine de la ville d’Angers, a imaginé et mis en œuvre un riche et séduisant programme, ouvert non seulement sur le répertoire de piano proprement dit, mais sur des œuvres composées pour toutes sortes de claviers moins classiques : marimba, glockenspiel, piano préparé, vibraphone, xylophone, etc. En l’espace de cinq jours, le festival se déploie dans toute la ville, « dans de beaux lieux, accueillants et conviviaux, emblématiques de la douceur angevine et accessibles à tous les publics », écrit Nicolas Dufetel.
L’idée-force des cinq journées du festival est véritablement celle de l’ouverture : aux musiques les plus diverses à condition qu’elles soient captivantes, aux personnalités les plus différentes et aux lieux les plus esthétiques ou les plus inattendus. C’est dans le cadre des magnifiques et spectaculaires Greniers Saint-Jean (qui font partie de l’Hôtel-Dieu Saint-Jean, fondé sous le règne d’Henri II Plantagenêt) que nous avons pu, le 11 mai, assister en l’espace de quelques heures à trois événements musicaux de type très divers. Un jazzman confirmé (Paul Lay) laissant place à une pianiste encore en devenir (Saskia Giorgini), elle-même suivie d’une chanteuse mystérieuse et généreuse (Kyrie Kristmanson), accompagnée d’un trio de claviers pour le moins inhabituel.
Bleu électrique
À l’occasion du centenaire de la célèbre Rhapsody in Blue de Gershwin, Paul Lay a conquis le public par son interprétation très inspirée et inventive de la version originale de l’œuvre pour piano solo. Juste avant que le pianiste s’installe pour jouer Gershwin, la sonnerie d’un téléphone portable retentit et le pianiste reprend malicieusement ce motif sur trois notes pour en faire le motif d’une brillante et spirituelle impro, qu’il enchaîne directement à la Rhapsody. Paul Lay fait de ce chef-d’œuvre quelque chose comme une succession de variations libres sur tous les paramètres de la composition, au gré de son imagination. Les rythmes et harmonies jazzy de l’original deviennent sous ses doigts une sorte d’héritage du clavier de Bach – contrepoint de contretemps et de syncopes dessinant une architecture magistrale, régulièrement mise en péril par la liberté de l’improvisation, pour le plus grand plaisir de l’auditeur (et sans doute du pianiste !). Les arêtes vives imaginées par Gershwin sont fortement mises en valeur, les séquences de blues jouées comme par un Chopin projeté dans les années 1920, la pulsation est le maître-mot, mais elle ne bride rien... Du très grand art !
Après l’éclatante prestation de Paul Lay, la tâche est rude pour la jeune pianiste Saskia Giorgini, qui jouera Chopin, Liszt et Rachmaninov. Comment renouveler l’enchantement, alors que dans l’espace immense des Greniers Saint-Jean semblent encore se déployer les éblouissements de la musique de Gershwin ? Chopin nous laisse d’abord dans l’expectative : faut-il vraiment faire des trois valses qui inaugurent le récital des moments musicaux d’une telle sagesse, d’une telle prévisibilité ? Le jeu semble appliqué, comme empêché, Saskia Giorgini faisant par exemple de la désolation et de la nudité de la Valse en la mineur opus 34 n° 2 une sorte de banale rengaine. Effet du trac en ce début de récital ? Peut-être, même si les pièces suivantes de Chopin ne nous emportent pas davantage – le second degré qu’inscrit le compositeur dans les Mazurkas en est absent, en particulier. Liszt ouvre manifestement à l’artiste un champ d’inspiration beaucoup plus ample. La Valse de concert sur des motifs de Donizetti lui réussit merveilleusement : Saskia Giorgini en fait un enchantement rossignolesque, spirituel. La vocalité de son jeu nous emporte et l’on sent qu’elle saisit au plus près l’excentricité de Liszt dans son art de la transcription et de la paraphrase. Quant aux Préludes op. 32 de Rachmaninov, l’artiste en donne une interprétation poétique, inspirée, inventive. Son jeu semble libéré de tout académisme et Saskia Giorgini y trouve de toute évidence le meilleur champ pour déployer son talent. Un récital en crescendo !
Venus Rising
Pianopolis réserve encore au public un concert de très haute qualité, ce 11 mai, toujours dans les Greniers Saint-Jean, avec la présence conjointe de la chanteuse canadienne Kyrie Kristmanson et du Trio SR9 (marimba, vibraphone, glockenspiel, piano préparé...). Entre folk, jazz, chanson française, musique médiévale et rock, adossée aux sonorités hypnotiques ou franchement spectaculaires des trois claviéristes qui l’accompagnent, Kyrie Kristmanson déroule avec ses partenaires un programme intitulé « Venus Rising » (titre de leur dernier album, sorti en mars 2024 sous le label Evidence), intégralement consacré aux œuvres de compositrices, depuis le Moyen-Âge jusqu’aujourd’hui : « Comment ont-t-elles mis en musique leurs corps et leurs désirs sacrés et/ou profanes à travers les siècles ? » s’interrogent les quatre artistes. Le résultat est d’une beauté et d’une étrangeté à couper le souffle : la voix de Kyrie Kristmanson, tour à tour évanescente et charnelle, d’une naïveté d’enfant et d’une séduction de femme fatale, fragile et puissante, nous emmène dans des sphères inexplorées. Le Trio SR9 porte ce récital avec un immense talent, sur des arrangements réalisés pour la plupart par Grégoire Letouvet, l’un des compères de l’aventure. Piano préparé, vibraphone, marimba : tous ces instruments sans lien connu avec le Moyen-Âge ni aucun des siècles passés s’imposent pourtant avec superbe, comme si l’originalité de la voix de Kyrie Kristmanson ouvrait tous les possibles du champ sonore. On est également touché de la force de conviction de ces trois hommes dans leur engagement pour la cause des compositrices, qui semble aller pour eux de soi... De savoureux moments de présentation orale et d’humour ponctuent en effet ce concert éblouissant.
Piano and co
Le piano étant aussi l’un des ingrédients naturels de la musique de chambre, le public est convié le dimanche matin (12 mai), à l’Église de la Trinité, à un concert donné par le pianiste Lucas Debargue, en compagnie de deux solistes de l’Orchestre national des Pays de la Loire : le violoniste Matthieu Handtschoewercker et la violoncelliste Justine Pierre, dans un programme d’œuvres de Beethoven, Schubert et Lucas Debargue. Bien connu pour la finesse et la poésie de son jeu dans la musique de compositeurs aussi divers que Scarlatti, Ravel ou Szymanowski, le pianiste est également un grand maître de Beethoven et de Schubert, qu’il a aussi enregistrés. En formation de trio avec piano, on le découvre presque dans l’ombre, peu enclin à briller au détriment de ses partenaires (comme cela arrive parfois chez d’autres dans ce répertoire), mais en architecte subtil, portant la voix multiple du piano, l’adressant vers le violon ou le violoncelle, en un jeu généreux mais non autoritaire, profondément à l’écoute des sonorités de ses partenaires, relayant leur jeu, s’effaçant et s’exposant tour à tour, pour mettre au mieux en valeur la splendeur des deux œuvres au programme : le Trio des esprits de Beethoven et le Notturno de Schubert. Le pianiste nous réserve pour la dernière partie du concert une surprise de taille : la découverte de son talent de compositeur : son Trio avec piano qu’il présente au public, avant de s’installer au piano, comme une pièce d’esprit symphonique et concertante, ne se veut nullement successeur des divers modernismes du XXe siècle : ni atonal, ni elliptique, ni postmoderne, c’est au contraire une œuvre lyrique et généreuse, hyper virtuose pour le piano, où l’on perçoit la présence des manières harmoniques de la musique française (Fauré, Poulenc...), de certains de ses contours mélodiques aussi (on pense à César Franck), mais aussi le goût pour la pyrotechnie digitale de grands compositeurs pianistes du passé : Chopin, Liszt et Rachmaninov en particulier. L’œuvre est spectaculaire et captivante, extrêmement architecturée et pourtant imprévisible dans ses chemins, ses détours, ses accélérations et son apothéose finale. Captivant !
Photo : Jérémy Fiori - Ville d’Angers