La Tragédie du roi Christophe d’Aimé Césaire
Comme les vagues de la mer
Volumineux poème dramatique, La Tragédie du roi Christophe est un texte bruissant comme la mer, dont les répliques sont des vagues se heurtant dans un perpétuel flux et reflux. C’est aussi une pièce historique et politique, contant et imaginant un moment de la vie d’Haïti au début du XIXe siècle. Devenue la première république noire du monde, créée sur le modèle français, Haïti a perdu son président, qui vient de mourir, et propose cette magistrature à Christophe, un ancien esclave devenu général, naguère compagnon de l’héroïque Toussaint-Louverture dans les luttes de libération. Affrontant un rival du nom de Pétion, se sentant à l’étroit dans le statut qui lui est offert, Christophe entre en dissidence, s’empare de la partie Nord de l’île et y crée un royaume. Là aussi, le modèle français est adopté. Christophe met en place une cour où les dames élégantes sont nombreuses et jacassières. Le monarque prend pour reine une servante d’auberge, s’entoure de militaires qu’il nomme duc ou comte (il y a, notamment, un comte de Trou-Bonbon !), engage un poète officiel – lui aussi annobli : duc de la Marmelade -, et collabore avec l’Eglise où il désigne lui-même les grands prélats. Le dialogue avec le peuple se distend, puis tourne à l’affrontement. Des rebelles contestent Christophe et l’armée de Pétion entre en guerre. Défait, isolé, ce roi à la fois parodique et grandiose se donne la mort, proclamant qu’il se lave ainsi du fard déposé par ces années et toute sa clique, « de leurs baisers, de mon royaume ». Malgré sa fin pitoyable, le peuple le salue comme un père de la nation, « homme reculeur de bornes, homme forgeur d’astres ».
Christian Schiaretti avait déjà mis en scène la pièce de Césaire sur Lumumba, Une saison au Congo. Il est familier de cette écriture vaste et brûlante C’est à nouveau un spectacle qui prend la mesure de la démesure : près de quarante personnes sont en scène ! S’il y a des affrontements très scandés (l’on commence par un combat de coqs, l’on finit dans un climat de cérémonie vaudou), le style adopté par Schiaretti s’appuierait plutôt sur le rythme du ressac de la mer : les acteurs arrivent lentement et repartent doucement par les côtés, les actions essentielles se déroulant au centre, soutenues ou non par une formation musicale encagée dans une cabane en fond de plateau. Les costumes des potentats et des courtisans, créés dans un esprit de pastiche de la cour de l’Ancien Régime, lancent des notes de couleur et des références aux estampes, mais le peuple, lui, peut être habillé de blouses de prolétaires modernes (très belle idée que ces infirmières dans le nylon vert de l’Assistance publique : bien traitée, car elle prend forme sans schématisme ni didactisme).
La distribution est essentiellement composée d’acteurs issus de populations africaines et antillaise. Le TNP – puisque le spectacle est une production du Théâtre national populaire de Villeurbanne – travaille là, de nouveau, avec une remarquable troupe du Burkina-Faso, le collectif Béneeré. Parfois, la diction peut laisser à désirer, mais le texte est si colossal et si luxuriant qu’il faut du temps pour le maîtriser totalement. Marc Zinga, acteur belge né en République démocratique du Congo, renouvelle l’exploit de porter au plus fort un rôle fleuve, comme il l’avait fait en incarnant Lumumba dans l’autre pièce de Césaire montée par Schiaretti : il est un roi Christophe souvent ridicule mais toujours humain, tantôt glacial, tantôt bouleversant, fort puissant dans la maîtrise du verbe lyrique. L’injection de la musique est bondissante. Ainsi, les facettes d’une œuvre qui rit, pleure, cingle, aime et chante, nous parviennent comme se déploie une tapisserie au lainage complexe. L’âme poétique de la pièce s’exprime à la hauteur du sol pierreux et à celle du ciel glorieux. Grande soirée dans la nuit lumineuse de l’Histoire. « Est-ce qu’on peut empêcher un pays de crier ? », dit l’un des représentants du peuple à l’acte II. Mais non. Preuve est donnée par le plein cri et le plain chant d’une telle représentation.
La Tragédie du roi Christophe d’Aimé Césaire, mise en scène de Christian Schiaretti, dramaturgie et conseils artistiques de Daniel Maximin, Mathilde Bellin, musique de Fabrice Devienne, scénographie, accessoires de Fanny Gamet, assistante Caroline Oriot, lumières de Julia Grand , costumes de Thibaut Welchlin, assistanat Mathieu Trappler, maquillages de Françoise Chaumayrac, assistanat à la mise en scène de Julie Guichard, avec Marc Zinga, Stéphane Bernard, Yaya Mbile Bitang*, Olivier Borle, Paterne Boghasin, Mwanza Goutier, Safourata Kaboré*, Marcel Mankita, Bwanga Pilipili, Emmanuel Rotoubam Mbaide*, Halimata Nikiema*, Aristide Tarnagda*, Mahamadou Tindano*, Julien Tiphaine, Charles Wattara*, Rémi Yameogo*, Marius Yelolo, Paul Zoungrana* et quatorze figurants (*collectif Béneeré), Valérie Belinga chant, Fabrice Devienne piano, Henri Dorina basse, Jaco Largent percussion, Aela Gourvennec ou Lydie Lefebvre violoncelle (en alternance).
Théâtre Les Gémeaux, Sceaux, tél. : 1 46 61 36 67, du 22 février au 10 mars. Texte original à Présence africaine, version mise au point par Christian Schiaretti à L’Avant-Scène Théâtre. (Durée : 3 h avec entracte).
Photo Michel Cavalca.